Yasmina Khadra: La guerre des mots

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Traduites en une vingtaine de langues et saluées par les plus grands écrivains de notre époque, les œuvres de Yasmina Khadra sont autant de salves contre les conflits mondiaux. De retour de la Guadeloupe où il était l'invité d'honneur du Prix des Amériques insulaires, l'écrivain algérien s'est entretenu avec le libraire à propos de son dernier roman, Les Sirènes de Bagdad, publié en août chez Julliard.

«Je vais être franc, lance d’emblée Yasmina Khadra. J’en suis à mon vingt et unième roman et j’ai été patient. Je sens toujours ce regard réducteur qui empêche les Occidentaux d’avancer : parce qu’une œuvre vient d’Algérie, ils la considèrent comme mineure. Mais je vous défie de trouver un écrivain, un seul, qui vous explique le problème musulman mieux que moi.»

D’une actualité brûlante, les œuvres de Yasmina Khadra mordent dans les questions les plus préoccupantes de l’heure. Elles en proposent une lecture réfléchie, profonde, incisive. À tel point qu’en entrevue, les questions qui viennent aux lèvres des journalistes sont souvent plus politiques que littéraires : «Je serais très content si on pouvait me parler de mon style de temps en temps. Avec mon passé de militaire, les gens pensent que je ne suis qu’un témoin. Et la façon dont les médias rendent compte de mes livres n’aide pas. On se dit : « Oui, j’ai déjà vu ça dans un reportage », etc. Mais ce que je fais, ce n’est pas seulement de l’actualité, c’est de la littérature.»

Né en Algérie en 1955, Mohamed Moulessehoul (alias Khadra) a été placé dans une école militaire dès l’âge de 9 ans. Son père le destinait à l’armée, et un Bédouin ne désobéit pas à son père. Le jeune Moulessehoul devient vite officier; il se consacrera pendant trente-six ans à la lutte contre l’intégrisme. Ne pouvant résister plus longtemps à l’appel de l’écriture, il publie dès le début des années 1980 des nouvelles et des romans policiers qui révèlent son talent. Mais l’écrivain s’aperçoit bientôt qu’il s’autocensure par crainte de conflits avec l’armée, laquelle voit d’un mauvais œil les ambitions littéraires de son officier. Afin que sa plume recouvre sa liberté, Moulessehoul adopte en 1990 un pseudonyme composé des deux prénoms de son épouse : Yasmina Khadra : «C’est pour rendre hommage aux femmes musulmanes. Dans le monde arabe, elles disparaissent derrière le nom de leur mari, elles sont oubliées. Pourtant, elles sont souvent les plus fortes.» Moulessehoul, lui, passera à l’histoire sous le nom de sa femme.

Aiguiser sa plume
«Mon travail repose sur deux choses : le rythme et l’atmosphère, explique Khadra, qui estime écrire en français sans pourtant trahir l’esprit arabe, celui où la poésie se mêle à la philosophie. Il faut que mon récit soit très rythmé pour que la lecture se fasse d’une traite dans la mesure du possible. Et il faut que l’atmosphère soit tendue pour que le lecteur plonge dans le récit, qu’il oublie qu’il est en train de lire et qu’il vive personnellement l’histoire. Or, pour créer une telle atmosphère, il faut des métaphores, de la poésie.» Cela donne des livres imagés et bruyants, souvent violents, grouillant littéralement de vie, mais qui cherchent aussi à mettre cette vie en perspective. Sobre et raffinée, l’écriture de Khadra conjugue densité et souplesse de la phrase. N’hésitant pas à changer de ton, voire de style, l’écrivain fait de chaque roman une exploration. Le début des Sirènes de Bagdad, par exemple, est très acéré, méditatif, sombre. Puis viennent des passages plus légers, des scènes quotidiennes où les personnages discutent; les corps bougent, les paysages s’animent : «Il y a des moments où le lecteur doit être très attentif à ce que je dis, d’autres où je lui lâche du lest. C’est comme un poisson: je l’hameçonne, je le laisse se débattre, s’enfuir, puis je le rappelle. Ce que je raconte est très violent, mais je ne veux pas traumatiser le lecteur. Je dois donc lui laisser le temps de souffler, de réfléchir, de retrouver un peu sa lucidité.»

Il n’est pas facile d’être lucide quand la guerre, la violence et la haine se déchaînent. Après avoir traité dans plusieurs romans des conflits qui déchirent l’Algérie, Khadra s’est lancé en 2002 dans une trilogie ayant pour cadre les trois principaux points de friction entre l’Occident et le monde musulman: l’Afghanistan, la Palestine et l’Irak. Dans le premier volet, Les Hirondelles de Kaboul, quatre personnages essayaient de croire à l’amour sans pour autant faire l’économie de la guerre. Publié trois ans plus tard, L’Attentat sondait la tristesse d’un médecin palestinien établi en Israël et découvrant, trop tard, les activités terroristes de sa femme. Dernier volet de la trilogie, Les Sirènes de Bagdad met en scène un Irakien sans histoire qui passe de l’indifférence à la colère face à l’invasion américaine de son pays. Quittant le village perdu où sa famille a été humiliée, le jeune homme répond à l’appel trompeur des sirènes de la capitale. Il s’engage alors dans la plus importante entreprise terroriste de l’histoire…

Devoir accompli
Dans presque tous ses romans, Yasmina Khadra développe l’idée que la violence naît d’un sentiment d’absurdité. Dans presque tous ses romans, il explore les failles du monde en général et des sociétés musulmanes en particulier : «Je le fais plus par devoir moral que par intérêt littéraire. Je suis outré, scandalisé par l’incompétence intellectuelle occidentale et par la paresse intellectuelle orientale. Personne n’essaie vraiment de dire ou de comprendre ce qui se passe. C’est pour ça que j’ai investi cet espace-là. J’essaie d’expliquer aux uns où est la faille et aux autres où est le blocage.»

Rien d’étonnant à ce que Khadra se réclame de Camus, car l’un et l’autre font de la fiction un mode de réflexion. Comme s’il fallait incarner une pensée pour la mettre réellement à l’épreuve : «J’ai la chance d’avoir une double culture, occidentale et orientale, qui m’installe aux premières loges de l’actualité. Je ne suis pas dans le fantasme, je suis dans le vif du sujet, je le connais intimement. Je n’ai ni les moyens ni la force d’imposer ce que je dis, mais les gens qui me lisent m’ont compris.» Et à défaut d’être suffisante, la compréhension est essentielle à la paix. L’écrivain en est convaincu : c’est le cœur même de son engagement. «Quand on ne comprend pas, on se pose des questions, Mais quand on comprend, on cherche des réponses. Moi, en éclairant les événements, j’évite aux gens de se poser des questions… et j’espère obtenir d’eux des réponses», déclare-t-il.

Bibliographie :
Les Sirènes de Bagdad, Julliard, 144 p., 31,95$
L’Attentat, Julliard, 270 p., 29,95$ Prix les libraires 2005
Les Hirondelles de Kaboul, Pocket, 160 p., 9,95$

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