Yann Apperry : Sympathie pour le diable

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Prolifique et talentueux, Yann Apperry, dans son dernier opus qui rappelle étrangement une partition, évoque un univers déchiré entre musique classique et jazz. Virtuose de la phrase, il manie les mots tel un chef d'orchestre. Sang et mort, amour et abandon se donnent la réplique dans ce roman qui tient du rituel purificatoire. Concerto en privé avec un mélomane autodidacte, écrivain à ses heures et gagnant du Prix Medicis 200 pour son roman Diabolus in musica.

Genèse d’une mélodie

Mise en scène : Moe Insanguine est hanté par une histoire familiale dont la maîtrise des éléments lui échappe. Tourmenté pas son singulier destin, il consacre trente ans à l’écriture de sa ballade ad vitam aeternam.

Moe, de souche italienne, est fils d’un mafiosi de Chicago. Cette double origine justifie-t-elle sa passion pour le jazz ?

Son nom indique une double appartenance musicale et raconte son destin : l’histoire est celle d’un personnage qui apprend à porter son nom. Moe, prénom américain, sonne comme une note et j’ai découvert que c’était le surnom du jazzman Bill Evans. Insanguine est un patronyme sanguin, plus terrien, et c’est aussi celui d’un compositeur italien

Vous écrivez des livrets d’opéra et vous utilisez le lexique musical avec aisance. Vous jouez d’un instrument ?

Non, je suis un trompettiste de l’espèce la plus minable ! (rires) J’utilise ce vocabulaire un peu à tort et à travers, pour sa beauté littéraire. Je n’ai pas de prétention à l’érudition. Parfois, le mot est juste. Ce qui fait bien rigoler les  » vrais  » musiciens. Un d’entre eux m’a d’ailleurs écrit des éloges sur l’usage des termes techniques et en a profité pour souligner certaines erreurs! Mais pour moi, c’est l’émotion qui prime : la sensation de la musique exprimée en mots, ou l’inverse. Dans mon quotidien, mon rapport à la musique est privilégié et permanent : textes mis en musique, paroles de chansons et chant. Je n’ai aucune formation musicale mais depuis deux ans j’ai la chance de travailler avec mon ami et collègue compositeur Massimo Nunzi. Il m’a encouragé à m’approprier sa musique. La découverte de son œuvre est, en quelque sorte, à l’origine de l’écriture de Diabolus in musica. La partition qu’on retrouve d’ailleurs à la fin de mon roman est une de ses compositions.

Et si la musique n’adoucissait pas les mœurs ?

Roman brutal qui porte sans distinction graine de vie et de mort et dont l’omniprésence du sang et de la mort transfigurent la création; Diabolus in musica assume bien sa dualité : le rigorisme du classique s’oppose au chaos du jazz.

Pourquoi tant de souffrance chez vos personnages ?

Qui n’en a pas? La mort n’est pas physique, elle désigne une transfiguration, un passage à une dimension impersonnelle pour atteindre une liberté de vie. La souffrance n’est pas négative : on doit passer par la souffrance et la mort. Leur seule valeur est qu’elles portent en elles-mêmes leur propre disparition. Dans la création contemporaine, il y a souvent un escamotage des dimensions essentielles de l’existence, un refus de l’émotion, de ce qui touche à une dimension plus vaste que sa vie personnelle. Une extrême souffrance est aussi naturelle qu’un extrême bonheur et la liberté atteinte est en proportion de la souffrance que l’on a surmontée. La société refuse la douleur inhérente au changement et repousse systématiquement toutes formes de mal.

Paolo Durante, le mentor de Moe, dit que  » la musique est une langue beaucoup plus simple, qu’elle se passe de commentaires « . Existe-t-il un pont entre l’écriture d’une partition et celle d’un roman, entre le son et la lettre ?

Écrire des mots ne permet d’écrire qu’une phrase à la fois et on ne peut pas disposer de la superposition de lignes jouées par différents instruments. C’est un exercice concentré et solitaire. La création se passe de commentaires. À partir du moment où on se questionne, on devient philosophe et la créativité, l’innocence, se perd. Cela s’applique à toute forme d’art et je ne crois pas que la réflexion soit très bon signe! (rires) Toutefois, un rapport concret entre la musique et la littérature, c’est la chanson. Il faut que les paroles soient à l’écoute de la musique pour ne former qu’un couple, comme si les deux entités étaient nées ensemble.

Du jeu de l’inspiration

Étincelle de fulguration ou long travail intérieur, une aura trouble plane enveloppe le processus créatif. Questions sur les mystères de la création.

Vous baptisez vos personnages avec des patronymes originaux (Lazarus Jesurum, Arsène Othelys,Anna Lisa d’Alosi). De quelle manière viennent-ils à votre esprit ?

Je n’en sais rien. Le nom arrive sans s’annoncer et concentre tout : les traits, l’histoire. il est le Big Bang de l’histoire et je dois absolument l’avoir trouvé avant de commencer à écrire. Les noms sont des thèmes musicaux qui vont me permettre de jouer un solo. Leur choix relève plus de la création originelle. Trouver le nom qui sonne juste est un don et c’est pendant l’écriture que j’en trouve le sens.

Votre roman comporte de citations en plusieurs langues : anglais, allemand, italien et latin. Les utilisez-vous de la même façon que le lexique musical ?

Je m’aventure dans des mondes inconnus comme un idiot sans complexes! (rires) Je manipule avec bonheur, comme un enfant qui joue, les mots étrangers. Je ne suis pas dupe de mon ignorance mais l’érudition, le savoir exact et la culture me sont complètement indifférents.

Vous êtes en lice pour les prix Goncourt, le Goncourt des lycéens et Médicis. Si vous ne pouviez en choisir qu’un seul, lequel serait-ce ?

Recevoir un de ces prix serait extraordinaire mais je suis incapable de vous dire pourquoi car, pour moi, un livre n’est écrit que pour une personne. C’est la rencontre d’une écriture et d’une vie. Je suis touché mais, à partir de ce constat, reconnaître la qualité d’une œuvre et faire en sorte qu’elle soit reconnue par et pour plusieurs gens est absurde.

Des projets d’écriture ?

Une pièce musicale pour la radio et la scène pour quintette jazz et interprète et, en mars prochain, une mise en scène avec des comédiens de Cannes. Mais, pour l’instant, aucun roman de prévu. Le milieu musical me permet de me ressourcer. Le travail collectif me sort de mon travail d’écrivain, plus solitaire. J’espère, un jour, trouver un juste équilibre !

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