Tobias Hill: Et la confiance, bordel?

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Le Cryptographe, troisième roman du Britannique Tobias Hill, est un roman d'anticipation, un thriller légèrement futuriste sur John Law, multimilliardaire (voire quadrillionnaire) inventeur de la première monnaie virtuelle au monde, Soft Gold.

Remarquez, on pourrait aussi y voir une exploration des technologies qui permettent les transactions financières électroniques (au premier chef, la cryptographie) et de la fluidité croissante du monde de l’argent. Ou encore le portrait d’un personnage exceptionnel, des forces qui lui permettent de dominer le monde financier et des fai-blesses qui provoquent ensuite sa chute. C’est vrai, mais ce n’est pas ça du tout, explique à ce propos par courriel le romancier et poète.

«Le cryptographe, c’est tout ça – et quelques autres trucs en prime. C’est un roman historique, entre autres, puisque John Law est un personnage historique, un homme qui a bel et bien changé le monde, en particulier en France et dans sa zone d’influence, avant de connaître une chute aussi totale qu’on puisse l’imaginer. Le roman est un récit codé, un portrait en double de sa vie.»

Alors que le John Law de Tobias Hill a inventé l’argent virtuel, sous forme électronique, le John Law historique, qui vécut de 1671 à 1729, fut un pionnier extrêmement créatif d’une autre forme de monnaie virtuelle, le billet de banque. Exilé en France à la suite d’un duel en Angleterre, Law fit l’application de ses principes d’échange monétaire à la cour de Philippe d’Orléans, régent de France, en créant du même coup une bulle financière dont l’éclatement retentissant lui valut de finir sa vie dans l’opprobre et l’isolement à Venise. Si la chute du premier Law provenait de l’écart grandissant entre la valeur des billets et celle de l’or qui en garantissait la valeur, la chute du système du Law, version XXIe siècle, est plutôt provoquée par un virus informatique qui vient faire éclater net le système Soft Gold.

Le Cryptographe doit-il donc être considéré avant tout comme un roman à clefs? C’est ce que je lui demande, à la suite de nos échanges de courriels, lors d’une conversation téléphonique assez particulière, depuis une cabine téléphonique au centre-ville de Londres, cabine qu’il a rejointe en catastrophe, après que sa ligne téléphonique maison lui ait fait défaut pour la troisième fois en quelques semaines. La technologie, c’est pratique, mais quand ça flanche… Le projet romanesque, explique Tobias Hill sur un bruit de fond de conversations et de voitures qui filent, consistait d’abord à mettre en scène une grande chute. Peu intéressé à en faire un récit intériorisé et personnel, il s’est donc tourné vers le monde de l’argent: «Je cherchais un Gatsby, un Citizen Kane, mais je me suis rendu compte que c’était plus compliqué que je pensais.»

Dans un roman précédent, The Love of Stones, Hill s’était intéressé aux pierres précieuses et à la valeur que les hommes leur accordent, en suivant particulièrement le parcours d’un bijou à travers les siècles. L’argent, au sens monétaire, se révélait toutefois plus fluide, tout comme les motivations de ceux qui l’accumulent ou l’utilisent. «J’ai lu une entrevue de Bill Gates, où on lui demandait pourquoi il continuait à accumuler de l’argent. Il a répondu qu’il s’attendait toujours à ce que quelque chose tourne mal», lance-t-il en guise d’exemple. La réalité des grandes fortunes d’aujourd’hui lui est également apparue comme particulièrement éloignée de la vie des masses. Une distance, une volonté de secret, qui les amènent à se réfugier dans «un monde irréel».

L’étrangeté de ce monde éclate clairement lorsqu’Anna, employée du fisc, arrive dans l’immense domaine de Law pour enquêter sur le richissime cryptographe. Une scène d’une remarquable précision, qui décrit avec beaucoup de justesse et de profondeur les sensations, les couleurs, les sentiments et les caractéristiques physiques des lieux et des gens, du domaine étonnant créé par un esprit tout aussi étonnant. Tout au long du roman, ces qualités descriptives s’avèrent tout à fait saisissantes: «J’ai une perspective très visuelle lorsque j’écris. Ça me vient peut-être de la poésie – c’est par la poésie que je suis arrivé à l’écriture. Pour moi, les odeurs, les impressions et les sensations sont très importantes. Je veux montrer l’histoire, plutôt que la raconter.»

L’étude de personnages et la représentation du monde dépassent en tout cas l’aspect science-fiction du roman, selon son auteur. «Les éléments de science-fiction sont tout à fait secondaires, m’a-t-il écrit. Comme tous les gens de ma génération [Hill est né en 1970], j’ai grandi en voyant passer toutes les grandes dates de la science-fiction – 1984, 1999, 2000 – et pourtant, les banlieues de Londres ne sont pas sous l’eau, les extraterrestres gardent toujours leurs distances. Il me semble que les changements sont principalement technologiques, et bien que ceux-ci se renforcent les uns les autres, de plus en plus rapidement, ils restent assez subtils. En surface, Londres est toujours largement une ville du 19e siècle. Physiquement, c’est la même chose – c’est le logiciel qui a changé.»

Le logiciel en question, souligne Hill, tient beaucoup aux mécanismes de la >confiance, tant pour le Law d’origine que pour son successeur inventé: «Sa grande idée, c’était de faire reposer son argent sur cette notion de sécurité et d’assurance. C’est encore sur cette base que l’argent repose aujourd’hui, bien que celle-ci soit plutôt instable dans une société largement amorale. C’est pourquoi il y aura toujours des bulles financières – mais ce n’était pas ce dont je voulais parler dans mon livre: c’est accessoire. La nature de ce sentiment est plus intéressante que la nature de l’argent. L’argent met en lumière les questions liées à la >confiance, et non l’inverse.» Ce qui illustre les limites de cette relation abstraite, c’est que Law semble bien voir les limites du système qu’il a lui-même créé. «Quand le système finit par flancher, explique Hill, Law ressent du soulagement. Il sait toujours que quelque chose peut mal tourner. Une fois que c’est arrivé, il est très soulagé.»

Parions toutefois que devant un effondrement du système financier mondial, le nombre de personnes soulagées serait plutôt faible. Là-dessus, Le Cryptographe a probablement de quoi inquiéter pas mal de gens. L’auteur a-t-il voulu nous prévenir des périls d’une >confiance aveugle en la technologie? «Il m’aurait été impossible de l’écrire si je n’avais pas cru qu’une telle chute était bel et bien possible,» se contente de répliquer Hill, tandis que Londres, comme toujours, bourdonne autour de lui.

Bibliographie :

Le Cryptographe, Rivages, coll. Littérature étrangère, 304 p., 29,95$

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