Robert Lévesque : L’homme qui aimait les géants

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Pour souligner la parution du recueil En état de roman. 35 portraits de géants des lettres (disponible ici), nous en profitons pour poser quelques questions à Robert Lévesque, chroniqueur en littérature étrangère pour la revue Les libraires, mais surtout un géant de la critique québécoise, un intellectuel qui en a vu d’autres.

Dans ce recueil, Lévesque jette, avec sa plume ingénieuse, un regard terriblement humain sur trente-cinq parcours d’écrivains qui ont marqué l’histoire de la littérature mondiale. De Virginia Woolf à Edgar Allan Poe, d’Alice Munro à Jules Verne, de Romain Gary à Charles Bukowski : une chose est sûre, vous ne lirez plus jamais vos classiques de la même façon.

Vous nous parlez d’auteurs classiques, depuis plusieurs années, entre les pages du magazine Les Libraires. Qu’est-ce qui vous attire chez ces géants des lettres? Le fait que leur œuvre perdure, malgré les années?
Je n’écris pas tant sur les auteurs classiques (strictement parlant, les classiques sont ceux de l’Antiquité gréco-latine ou du dix-septième siècle – mon plus ancien dans ce recueil numérique est Stendhal qui chevauche le dix-huitième et le dix-neuvième) que sur les auteurs qui m’intéressent, tout simplement, avant toute autre considération, et qui perdurent comme vous dites. Sans être des modèles à imiter, ces auteurs-là sont tous uniques en leur genre, comme Flannery O’Connor ou Boris Vian, atypiques comme Bukowski ou Bolano. J’aime les originaux et les déviants comme Arthur Cravan ou B. Traven mais j’admire surtout les écritures fortes, indéniables, celles de Poe et de Jean Genet par exemple… Genet qui, effectivement, est un géant de la poésie en prose, comme Alice Munro qui est une géante de la nouvelle.

Expliquez-nous ce que signifie « se mettre en état de roman ».
Au début, en 2003, j’ai proposé « En état de roman » comme titre de ma chronique appelée à devenir régulière. J’avais pris cette expression, évoquant une transe, chez Simenon qui s’expliquait ainsi sur la genèse de son travail : « Ça n’est jamais deux fois la même chose; mais on peut dire que ça naît fortuitement, c’est-à-dire que je m’aperçois que je suis en état de roman, que j’ai besoin de me mettre dans la peau de quelqu’un d’autre, que j’en ai assez de ma peau à moi ». À mon avis, cela définit l’art du romancier qui en est un de ventriloquie, de marionnettiste; en psychologie, on parlerait de dédoublement, de schizophrénie (contrôlée, bien sûr). L’artiste serait un autiste qui ne s’ignore pas.

Dans vos chroniques, vous dévoilez toujours des anecdotes passionnantes sur la vie des auteurs. Vous apprenez ces anecdotes en lisant les biographies de ces écrivains? Vous arrive-t-il de lire les biographies d’écrivains avant de vous plonger dans leur œuvre, ou commencez-vous toujours par l’œuvre, avant de vous diriger vers la biographie?
Il y a cette expression qui dit que le diable est dans les détails, alors comme j’aime le diable… je l’y cherche. Sérieusement, je suis un lecteur qui aime les coulisses de la littérature et l’atelier de l’écrivain, donc je dévore les biographies et, en fonction de l’intérêt que je porte à tel ou tel auteur, je peux les lire toutes. C’est fascinant de constater ce qui se recoupe, se contredit, se complète. Et je lis avidement les volumes de correspondances, les journaux intimes, les Mémoires, je farfouille. Parfois, j’en arrive à me demander si je ne préfère pas lire ces matériaux d’arrières plans que les œuvres elles-mêmes, mais je ne me le demande pas longtemps, car tout de même rien ne vaut le chef-d’œuvre! L’« ours » ou « le pain » comme disait Céline, « le gosse » comme disait Jules Vallès.

Si vous ne pouviez conserver qu’un seul et unique livre dans votre bibliothèque, quel serait-il?
Oh là là…, madre de dios, oh my God, quel drame! Qu’un seul? Alors je suis forcé de dire À la recherche du temps perdu de Proust, car je ne l’ai lu que deux fois (un hiver, étudiant à Québec; un été, estivant dans le Maine) et que c’est une lecture inépuisable, un sommet dans la mise en état de roman… Par contre, tout bien réfléchi, je crois que j’en choisirais plutôt un que je n’ai pas encore lu, car l’acte de découvrir, de lire pour la première fois, demeurerait possible, et dans ce cas il me semble bien que je conserverais La Divine comédie de Dante, ou alors l’Histoire de la révolution française de Michelet, catégorie du livre jamais lu…

Quel est l’auteur dont la vie vous fascine le plus? 
Il y en a deux que je ne peux départager. Proust et Céline. Des écrivains de génie, aux antipodes l’un de l’autre, mais dont les vies sont entièrement, et totalement, dédiées à la poursuite de leur œuvre littéraire… jusqu’à leur mort, dernier mot et dernier souffle entremêlés. L’un, Marcel, à peu près aristocratique, alité et asthmatique écrivant dans une chambre aux fenêtres perpétuellement fermées et aux murs tapissés de plaques de liège pour éteindre tout bruit venant du boulevard, corrigeant des épreuves sur son lit de mort, et l’autre, Louis-Ferdinand, ermite à Meudon avec sa danseuse Lucette et trois ou quatre vieux chandails sur le dos, des chiens noirs autour de sa maison, Toto son perroquet qui lui siffle du Borodine, écrivant Rigodon et finissant ses jours dans le deuil de Bébert, son chat qui a traversé l’Allemagne avec lui en des temps d’apocalypse, quand il était fuyard et angoissé, banni. Je lis tout ce qui s’écrit sur eux, Proust et Céline, et ça n’est pas près de s’arrêter.

Quel est l’auteur qui vous a le plus marqué durant votre jeunesse?
Le premier auteur, enfin le premier livre qui m’a vraiment marqué, celui qui dépasse les autres dans le lot de mes lointains souvenirs de lecture, celui dont je me rappelle précisément du lieu et du moment où je l’ai lu, c’est Moravagine de Blaise Cendrars. Je devais avoir aux alentours de 15 ans, j’étais pensionnaire au collège de Matane, j’avais l’impression de lire pour la première fois un vrai livre pour adultes endurcis, un livre interdit, au point où je me cachais pour pouvoir le terminer. Le choc, quoi! Une fureur de plume à l’œuvre, l’itinéraire halluciné d’un fauve humain, ce Moravagine un génie du mal. La scène où un fœtus ensanglanté dégouline sur sa tête dans un wagon surpeuplé filant la nuit à travers un  pays à feu et à sang ne m’a jamais quittée. On pourrait dire que c’est la scène primitive de ma vie de lecteur.

Lisez-vous de la littérature contemporaine, que ce soit étrangère ou québécoise?
Pour Les Libraires, je lis les auteurs du passé, mais je suis l’actualité littéraire d’assez près car je chronique ailleurs (Le pays des livres, Radio Ville-Marie) mais plus du tout à Radio-Canada puisque la radio publique a effectué un virage populiste où ma connaissance de la littérature est devenue un handicap; on ne fait plus appel à un lecteur comme moi car on préfère un communicateur et de préférence un artiste de variétés… Je lis évidemment plus de littérature étrangère : en ce moment, sur mon bureau, dans la pile à lire, on trouve les Britanniques Jonathan Coe et Ian McEwan, Julian Barnes aussi, les Français Régis Jauffret, Pierre Assouline (son ouvrage biographique sur Sigmaringen) et Philippe Le Guillou que j’aime beaucoup, les plus nouveaux comme Maylis de Kerangal et Édouard Louis, l’Américaine Joan Didion, Yves Ravey dont je raffole du style sec à la Simenon, le Belge Jean-Philippe Toussaint, le moindre inédit de Thomas Bernhard (il y en a encore), et tant d’autres. Je ne rate aucun ouvrage signé Régine Robin, Marie-Claire Blais, Jacques Poulin, André Major, Georges Leroux, Rober Racine, enfin bref je lis tout ce qui (me) paraît (intelligent)… j’ai des fidélités critiques.

 

Photo de Robert Lévesque : © Robert Boisselle

Illustration : © Terry Fan

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