Vous avez choisi de traiter le texte des Souris et des hommes d’après son caractère théâtral. Est-ce ce qui, comme lectrice, vous a marqué du roman de Steinbeck ou est-ce ce qui, comme illustratrice, vous évoquait instinctivement ce texte?
J’ai lu et relu maintes fois les souris de Steinbeck dans mon adolescence, et je l’ai adoré, mais j’avoue ne m’être jamais fait la réflexion d’avoir affaire à un texte théâtral. C’est en m’attaquant à la version illustrée que j’ai réalisé à quel point ce roman était construit comme une pièce de théâtre. Par l’organisation même de chaque chapitre, qui s’ouvre systématiquement sur deux ou trois pages de descriptions du lieu de la scène qui suit, comme une didascalie. Par la majorité des dialogues qui composent ce roman. Par la mise en scène elle-même des personnages qui rentrent et sortent du ranch, de l’écurie ou de la chambre du personnage de Crook… comme ils le feraient sur une scène. Au théâtre, il serait possible de mettre en scène les acteurs quasiment sans prendre aucun autre parti que celui de la narration de l’auteur dans son roman, il me semble. Mais l’intérêt dans ce cas ou dans le cas d’un roman illustré, bien sûr, est d’aller au-delà [de la narration]. C’est ce que j’ai tenté de faire dans ce livre. Et la narration très factuelle de Steinbeck m’a permis de trouver ma place. Si Steinbeck s’était fendu d’envolées lyriques sur les grands espaces américains ou sur les états d’âme des pauvres journaliers, cela aurait été plus compliqué et sûrement moins intéressant pour moi.
Votre approche picturale des Souris et des hommes est multiple : vous alternez entre différents styles graphiques — certains rappelant des esquisses, d’autres évoquant des publicités d’époque, d’autres des peintures. Pourquoi cette approche?
J’ai décidé d’emblée de proposer une mise en images très généreuse. Je souhaitais qu’à l’ouverture du livre, le lecteur ait avant tout la perception d’un « livre d’images ». Il me fallait donc fournir énormément de pages dessinées pour conserver cependant le texte intégral, soit, au final, un ouvrage de plus de 420 pages; par conséquent 420 dessins différents! C’était envisager un travail énorme à dire vrai. Il aurait été indigeste selon moi de réaliser tout cela selon une technique identique que j’avais pu développer dans mes albums précédents, en couleurs et fort détaillés. Cela m’aurait de plus pris un temps encore plus fou d’exécution. J’ai donc pris le parti d’illustrer le livre comme j’aurais complété un carnet de croquis en quelque sorte. En adoptant selon les passages du texte tel ou tel style. Pour favoriser la surprise chaque fois qu’une page est tournée, pour varier le plaisir, pour le challenge de l’exercice de style et pour l’envie d’explorer aussi les références graphiques de l’époque du roman… Bref, pour que le lecteur se perde dans mes images, les picore et les goûte et explore le livre comme un vieux carnet trouvé dans un grenier. Cela change aussi complètement l’expérience de lecture du roman. C’est ce que j’ai cherché à proposer.
Vous avez passé seize mois sur ce projet. Comment émerge-t-on d’un si long processus créatif? Avec le sentiment d’un deuil, d’un accomplissement, d’un désir d’explorer d’autres univers?
Avec un grand sentiment de fatigue! Mais il est de courte durée chez moi. Je suis maintenant très motivée pour poursuivre mes recherches sur la mise en place d’un roman graphique de ce type. Je compte bien renouveler l’expérience bientôt, mais je choisirai d’être l’auteure du texte cette fois-ci pour pouvoir contrôler parfaitement l’association du texte et de l’image.
Vous illustrez des livres pour la jeunesse. Vous avez également mis en images le texte Soie d’Alessandro Baricco. Travaillez-vous de la même façon, que vous illustriez pour les jeunes ou pour les adultes?
Franchement, oui. À peu près. La différence avec Soie et le Steinbeck, c’est que le texte est plus long et qu’il demande que l’on trouve un rythme différent. C’est tout. Mais je serais prête à tester un livre pour l’enfance avec une variation de style identique. Les enfants n’ont aucune raison d’en être privés. Les éditeurs se questionnent peut-être un peu plus. Mais les pires sont sûrement les parents qui parfois décrètent que leurs enfants ne sont pas capables de comprendre tel ou tel style… Bon…
Selon vous, en quoi est-il essentiel de donner à lire aux enfants des ouvrages dont les illustrations sont de qualité?
Eh bien, je vous pose la question inverse : pour quelles raisons leur proposerait-on de leur lire des histoires insipides avec des illustrations ignobles?
En 2016, lors d’une courte entrevue que vous nous avez accordée, vous nous disiez, concernant la mise en images de personnages issus de contes connus, ceci : « Il faut savoir équilibrer les deux; le souvenir commun et la singularité du personnage. Au-delà de tout, il faut aimer ses personnages, et se fier à son instinct. C’est encore ce que je sais faire le mieux. Travailler intuitivement. » Cinq ans plus tard, travaillez-vous toujours de la sorte? Est-ce ainsi que vous avez abordé Lennie et George, personnages tellement connus et issus d’un texte mondialement lu?
Bon, je ne retire pas ce que j’ai dit alors. Mais il me semble, dans le cas des Souris et des hommes, n’avoir pas eu à me poser ce genre de questions et n’avoir pas été très gênée par ce que j’aurais pu imaginer a priori de George et Lennie. Bien moins que pour donner un visage à une Alice ou à un petit Poucet, par exemple. Je n’ai pas eu à éviter de « ressembler à » ou de « ne pas ressembler à ». J’ai cherché une gueule de cinéma, j’ai fait un casting. Voilà tout. Et sinon, oui, bien sûr, il vaut mieux aimer ses personnages, du moins leurs lignes, parce qu’on vit avec 24h sur 24 pendant des mois… sans parler des mois de confinement cette année. Il m’a fallu bien choisir mes codétenus, en quelque sorte…
Pouvez-vous nous parler en quelques mots de Jacominus Gainsborough? Il prend vie sous plusieurs formes (ouvrages « découpés » sous Midi pile, album fabuleux sous Les riches heures de Jacominus Gainsborough, conférence théâtralisée). Quel attachement avez-vous à ce personnage?
Grand! C’est un personnage avec qui je compte bien poursuivre ma route. Je ne le lâcherai pas. Je suis en train de préparer un troisième ouvrage autour de lui. Mon idée serait de changer chaque fois d’objet, de forme, de type de narration, de registre d’écriture, etc., tout en continuant à explorer son univers; j’ai plein d’idées! Il fait bon vivre dans le monde de Jacominus et ça va me faire du bien de le retrouver cette année après seize mois passés au pays, euh… de Trump…
Partout dans les médias français, on parle de vous comme de la plus grande illustratrice contemporaine. D’ailleurs, on partage leur avis. Mais porter un tel qualificatif a-t-il une incidence sur votre travail, vos choix, votre approche de l’art?
J’essaie de ne pas me laisser aller à aucune ivresse de cette petite notoriété et d’une reconnaissance trop grande. Le goût de la reconnaissance est une chose mauvaise. Il ne faut pas jouer avec cela. Mais, bien sûr, être célébrée apporte une grande confiance en soi malgré tout et permet de travailler dur en sachant qu’on sera lu, par exemple. C’est un atout énorme. Car l’ardeur au travail porte aussi ses fruits et permet d’aller plus loin. Combien d’auteurs ou d’artistes doivent travailler sans relâche sans aucune certitude d’être reconnus par la suite? Ceux-là sont vraiment les plus courageux. Moi, je n’oublie pas qu’on peut être encensé un jour et oublié le lendemain. Rien n’est acquis. Et c’est aussi pour cela que j’essaie de me renouveler et de surprendre [mes lecteurs]. Je n’ai jamais fait mes choix en fonction de ce que pouvait attendre un public déjà acquis. De toute façon, j’ai eu ma part. Si demain plus personne ne s’intéressait à mon travail, ce serait plus difficile sans doute, mais je n’aurais pas le droit de me plaindre, j’ai eu plus qu’il ne m’était dû. Amen.
Photo : © Camille Vaugon