L’auteur français, qui a plus d’une vingtaine de romans à son actif et une réputation des plus honorables, rend un hommage fort délicat aux hasards de la vie et à ces instants suspendus dans le temps avec Paris-Briançon, un huis clos savoureux qui se déroule à bord d’un train de nuit serpentant à flanc de montagnes. Mais plutôt que d’offrir à ses personnages un tranquille trajet, Besson avertit ses lecteurs dès la seconde page : « Parmi eux, certains seront morts au lever du jour »…

La ligne Paris-Briançon, qui donne son titre au roman, existe réellement. D’ailleurs, Besson l’a prise quelques fois. L’idée d’y situer son roman a germé dans son esprit au moment où il a lu dans le journal que des lignes de train de nuit allaient rouvrir. Jusqu’alors, il n’en restait plus que deux en France, dont celle reliant la capitale à Briançon, une commune française située dans les Hautes-Alpes. Il n’en fallut pas plus à Besson pour que sa mémoire s’active, qu’elle retrouve ses sensations de voyage en mode plus tranquille, loin de la vitesse imposée par les TGV : « Ça a réactivé des souvenirs de lenteur, de rencontres, de paysages sinueux au milieu des campagnes et des montagnes. J’ai su qu’il y avait là à la fois matière romanesque et matière romantique », nous dit-il au bout du fil.

Bien que totalement en phase avec son œuvre, Paris-Briançon marque un changement dans la bibliographie de l’auteur. « C’est un livre différent de mes précédents. D’abord, car il y a l’élément de suspense dicté dès le début, ensuite, puisqu’il s’agit d’un roman choral et, finalement, en raison de cette géographie montagneuse décrite, inédite pour moi », nous dira celui qui s’était jusqu’alors plutôt intéressé aux paysages sablonneux en bord de mer.

Derrière les portes closes
Il y aura donc dans ce roman dix personnages, dont Besson aura soin d’esquisser le portrait par petites touches et en alternance. « Je voulais que chacun existe équitablement, qu’il n’y ait pas un personnage au premier plan et d’autres secondaires, explique-t-il. Il fallait qu’on en sache juste assez sur eux pour qu’on ait l’impression de les connaître, de se reconnaître en eux, dans leurs élans, dans leurs désirs et dans leurs secrets. Je voulais créer un miroir de notre société, un miroir de chacun d’entre nous. » Et c’est probablement pour cela que le charme opère : ses dix personnages, et ce, même si le roman fait à peine 200 pages, on y croit et on va même jusqu’à s’attacher à eux. « Ce sont des gens simples, pas des héros ni des salauds, seulement des gens normaux qui traversent un paysage sur la lisière, dans un train qui serpente entre les montagnes », ajoutera leur créateur.

« Le train de nuit transforme la méfiance en confiance, en confessions, à cause de la promiscuité. Il fabrique la peur, il fabrique l’intimité. »

Comment ces personnages, emmaillotés dans la nuit, filant sur les rails côte à côte, agiront-ils avec leurs voisins de cabine, ces compatriotes impromptus de voyage que seul le hasard a réunis? Comment réagira ce couple âgé devant les quatre jeunes qui refont le monde à coups de conversations et de joints partagés? Quelles barrières élèvera cette mère de famille, qui semble en maîtrise de sa vie mais dont le passé amoureux trouble a laissé des traces en elle, lorsqu’un représentant des ventes qui a passé sa vie sur les routes s’approchera d’elle? Et ce joueur de hockey blessé dont le regard arbore une mystérieuse tristesse s’ouvrira-t-il au médecin en deuil qui partage avec lui cette chambre d’une seule nuit? Et qui, parmi ces gens normaux, mourra et par quel malheureux hasard cela se produira-t-il?

On a écrit dix personnages. Mais en fait, il y en a un onzième. Un certain Giovanni Messina, dont l’écrivain fait mention comme s’il s’agissait d’une simple respiration, sur certaines pages ici et là, intercalé entre ces instants où les personnages se dévoilent de plus en plus. Un Giovanni Messina qui jouera avec les nerfs des lecteurs. « C’est très jubilatoire, d’écrire avec du suspense. C’est une occasion de présenter un contrat au lecteur, de l’obliger à prêter attention à ce qui va se passer. Ça donne une urgence existentielle. On joue avec le lecteur, on l’oblige à se forger ses propres hypothèses. Ça m’intéressait de rendre le lecteur actif, de faire en sorte qu’il se demande qui mourra, comment et pourquoi. » Cela dit, avouera-t-il ensuite, le suspense n’était en fait qu’un prétexte pour parler des sentiments…

Car bien entendu, la description des sentiments, c’est ce qui fait le sel de tous les romans de Besson. Et c’est notamment parce qu’il possède une écriture adroite, sans fioritures, et qu’il use toujours du mot juste que la psychologie complexe de chacun de ses personnages peut se déployer. « C’est mon élan naturel, je vise la sobriété, la simplicité et la fluidité. J’aime les écritures nues, car elles laissent place à l’essentiel et permettent au lecteur de se plonger dans le texte. » Pour explorer la psyché de ceux qu’il a choisi de déposer dans un train de nuit, rien ne vaut le classique ressort romanesque qu’est le huis clos : « C’est un dispositif, à la base théâtral, formidable. Une unité de temps, de lieu et d’action. Personne ne peut s’échapper, c’est comme des souris dans un laboratoire. Ils sont là, ils doivent faire les uns avec les autres. »

À 21 h, à l’embarquement, la parenthèse s’ouvre. Les personnages pénètrent dans le train dont les portes se referment derrière eux. « Le train de nuit transforme la méfiance en confiance, en confessions, à cause de la promiscuité. Il fabrique la peur, il fabrique l’intimité. » Il y aura alors dévoilement de secrets, des moments furtifs où les personnages se laisseront aller aux inconnus qui les entourent, avant que la parenthèse se referme et que chacun reprenne sa vie. Quoique… pas tout à fait. Car il y a Messina, on ne l’oublie pas.

La faute au hasard
« J’écrirai souvent […] sur l’impondérable, sur l’imprévisible qui détermine les événements. J’écrirai également sur les rencontres qui changent la donne, sur les conjonctions inattendues qui modifient le cours d’une existence, les croisements involontaires qui font dévier les trajectoires », lit-on sous la plume de Besson dans son magnifique récit autofictionnel « Arrête avec tes mensonges », écrit en 2017. Et c’est exactement ce qui se passe dans Paris-Briançon.

« Beaucoup d’éléments de nos vies relèvent du hasard, de bifurcations, de choses involontaires », nous dit Philippe Besson, avant d’évoquer sa rencontre avec deux hommes dont il a été profondément amoureux : celle avec Paul Darrigrand, dont on lit le récit dans Un certain Paul Darrigrand et Dîner à Montréal, et celle avec Thomas Andrieu, à lire absolument dans « Arrête avec tes mensonges ». « Si je ne les avais pas rencontrés, peut-être que je n’aurais pas été écrivain, car je n’aurais pas été cet homme écorché, avec cette sensibilité à vif. Nous sommes fabriqués par ces rencontres, ces moments où les choses ne dépendent pas de nous. Et je suis devenu écrivain à cause de cela. »

S’il a décidé, très jeune, de raconter des histoires, c’est néanmoins dans un café montréalais qu’il a jeté, impulsivement, les réelles bases de sa carrière. Dans Dîner à Montréal, il écrit justement comment le tout s’est déroulé, après une rupture avec Paul Darrigrand : « J’étais cerné par une telle obscurité, la tristesse était si dense, j’ignorais qu’on pouvait être aussi triste, quand on me parlait de ces abattements chez les autres, j’émettais des doutes, je me disais que c’était exagéré, j’ai compris que ça ne l’était pas, et finalement l’écriture a remplacé l’absent, elle a pris le dessus sur lui, je pourrais dire qu’elle m’a guéri, mais elle ne m’a pas guéri au sens où on l’imagine, ç’aurait pu être autre chose que l’écriture, il fallait juste que ce soit une activité qui comble un vide, que ce soit une occupation. »

A-t-il choisi l’écriture, donc, ou c’est elle qui l’a choisi? Qu’importe. « Quand j’ai écrit En l’absence des hommes, mon premier roman, j’ai su immédiatement reconnaître que ce n’était pas que du divertissement pour moi, que ce ne serait pas anodin dans mon existence. Que ça allait emporter ma vie. »

Puis, il ajoute : « Je ne suis que le jouet du hasard… » À l’instar des personnages de Paris-Briançon, donc.

Photo : © Maxime Reychman

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