Patrick Deville : Pour distiller l’absolu

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Été 2014. Une bouteille trône sur le linteau de la cheminée du studio parisien de Patrick Deville. Sur l’étiquette, que l’auteur a recopiée dans son dernier roman, Viva, on peut lire : Perlado, Mezcal Artesanal, Espadín, Alberto Juan, Maestro Mezcalero, Oaxaca. Prétendument le nec plus ultra des mezcals. Et quand Patrick Deville m’en propose un verre pour le vérifier par moi-même, j’accepte, par intégrité journalistique évidemment.

Retour en arrière. Mexique, 1937. Après Londres, Paris, Grenade et New York, l’écrivain anglais Malcolm Lowry s’installe à Cuernavaca. Il n’a pas encore écrit son chef-d‘œuvre – Au-dessous du volcan – qui lui demandera six versions et dix ans de travail, mais il a déjà pris goût aux alcools locaux, en particulier au mezcal. Euphémisme : Lowry, profondément alcoolique, boit depuis ses 14 ans.

En 1937 toujours. Après huit ans d’exil – en Turquie d’abord, puis en France et en Norvège –, l’ex-chef de l’Armée rouge proscrit par Staline, Léon Trotsky, 57 ans, obtient du président mexicain l’asile politique grâce au soutien du peintre Diego Rivera. Il se réfugie à Mexico dans la « Maison bleue » de Rivera et Frida Kahlo.

Ainsi, sans le savoir et chacun de son côté, Lowry et Trotsky ont fait le tour du monde et se retrouvent au même endroit au même moment. Patrick Deville en fera les deux protagonistes principaux de Viva.

Le liquide subtilement ambré me brûle le palais tandis que je demande à l’écrivain français pourquoi mettre en parallèle les vies de Lowry et Trotsky. « Ce sont deux immenses lecteurs qui tous les deux vénèrent la littérature et cherchent l’absolu », explique Deville. « Ils vont tous les deux payer très cher leur quête d’absolu ». Absolu de la révolution pour l’un, de la littérature pour l’autre. Trotsky, le chantre de la « révolution permanente », mourra en août 1940 à Mexico, assassiné d’un coup de piolet à la tête par un agent à la solde de Staline. Quant à Lowry, qui rêvait avec le Volcan d’écrire une « authentique histoire d’ivrogne », c’est un mélange d’alcool et de somnifères qui aura sa peau.

Ils ont eu des destins romanesques et pourtant ils aspiraient à des vies simples. Deville écrit : « Mais chez Lowry et Trotsky, c’est la question bien plus grande : savoir dans quel but vendre son âme au Diable. Pourquoi cette belle et terrible solitude qui leur fait abandonner la vie qu’ils aimeraient mener, les êtres qu’ils aiment, pour aller toujours chercher plus loin l’échec qui toujours viendra couronner leurs efforts […] Ce qu’ils nous crient et que nous feignons souvent de ne pas entendre : c’est qu’à l’impossible chacun de nous est tenu ».

Si Lowry et Trotsky sont au cœur de Viva, c’est toute l’histoire récente du Mexique qui prend vie sous nos yeux à travers la galerie de personnages fascinants auxquels s’intéresse l’auteur : l’écrivain énigmatique Traven, le poète-boxeur Arthur Cravan, Jean van Heijenoort, le secrétaire de Trotsky qui deviendra professeur de philosophie aux États-Unis, la photographe Tina Modotti, les peintres muralistes dont « l’éléphantesque » Diego Rivera, superstar de la peinture et séducteur invétéré, sa femme Frida Kahlo qui aura une liaison passionnée avec Trotsky, l’écrivain-espion Graham Greene, Antonin Artaud qui partira découvrir le peyotl chez les Indiens Tarahumaras…

Sic transit gloria mundi – Ainsi passe la gloire du monde
Viva s’inscrit dans un vaste projet littéraire initié par Patrick Deville en 2004 : trois trilogies de « romans sans fiction » reliés les uns aux autres, chacun traitant d’une région du monde, sur une période s’étendant de 1860 jusqu’au moment de l’écriture. La première trilogie – réunissant Pura Vida (sur l’Amérique Centrale), Équatoria (sur l’Afrique) et Kampuchéa (sur le Cambodge) – a paru en septembre 2014 sous le titre Sic transit. Les deux trilogies suivantes seront intitulées Gloria et Mundi.

On voit apparaître succinctement dans Viva des personnages qui occupent une place centrale ailleurs, tels que William Walker – flibustier américain qui deviendra président du Nicaragua (Pura Vida) – ou Alexandre Yersin, le découvreur du bacille de la peste (Peste & Choléra), qui surgit ici sous la plume d’Antonin Artaud qui ne croit pas à l’existence du microbe.« Tous ces livres sont reliés. Des personnages s’annoncent, d’autres s’éteignent. Certains qui étaient à l’avant-plan passent à l’arrière-scène, d’autres au contraire passent dans la lumière », commente Patrick Deville. Chaque roman constitue toutefois un tout autonome et peut être lu seul.

Dans un tel projet au long cours, où le travail de recherche, extrêmement long, nécessite de nombreux voyages dans des pays parfois lointains, il n’est guère étonnant d’apprendre que Patrick Deville a quatre livres en chantier en permanence et que Viva, de l’idée de départ à sa complétion, a pris dix ans. « En dix ans, je suis allé très régulièrement au Mexique, au moins une ou deux fois par an. J’ai connu des gens, rencontré des écrivains mexicains… Tout ça s’est mis en place très progressivement. C’est en écrivant d’autres livres que le mûrissement a eu lieu. Et puis un jour, je me suis dit que ça suffisait et je l’ai écrit. »

En buvant la dernière goutte de mon mezcal, je demande à Patrick Deville la raison pour laquelle il se met en scène dans ses romans, où on le suit dans ses voyages, ses recherches, ses rencontres… « C’est une façon de faire tenir toutes ces histoires ensemble, de faire en sorte qu’une subjectivité les réunisse. Un peu comme la ficelle d’un bouquet, ça permet de donner une cohérence au tout. »

Je repose ma tasse vide. C’est vrai qu’il est excellent ce mezcal.

 

Photo : © Herman Triay

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