Pascal Bruckner : French Gigolo

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Tout nouveau roman ou nouvel essai de l'écrivain français Pascal Bruckner est attendu avec avidité par un lectorat désireux d'être comblé par son audace littéraire et ses idées sur la société occidentale, ses mœurs et son économie. On lui doit notamment Lunes de fiel, Les Voleurs de beauté et plus récemment Misère de la prospérité. Pour écrire L'Amour du prochain, son nouveau livre, Bruckner s'est rendu plusieurs fois au Café de la Paix à Paris pour imaginer la situation d'un homme de 30 ans, Sébastien, accosté par une femme du double de son âge qui le répugne d'abord avant de l'exciter. S'en suivra une mise de côté de sa vie sclérosée (fonctionnaire, marié et père de famille) qui lui permettra de mieux connaître la vie de gigolo de service. La libido est puissance de vie, nous dit Bruckner : c'est encore une fois le centre de son nouvel ouvrage, dans lequel il constate aussi que, en quelque sorte, nos amours meurent de trop bien réussir. Et ici, l'autodestruction est au rendez-vous !

Avez-vous fait un travail de recherche, notamment sur la prostitution, au moment d’entamer le processus d’écriture de L’Amour du prochain?

Je n’ai pas vraiment effectué de recherches, au sens d’un enquêteur ; j’ai plutôt rassemblé des souvenirs proches ou lointains : j’ai beaucoup fréquenté ce milieu entre 20 et 35 ans et le sujet de la prostitution m’obsède depuis mon premier livre.

Votre personnage principal a 30 ans au moment où sa vie bascule radicalement : n’est-ce pas un peu jeune pour remettre en question autant d’acquis sociaux, familiaux et amoureux ?

C’est au contraire le bon âge pour changer de vie avant de sombrer à tout jamais dans la routine. Mon personnage s’effraie d’avoir trop bien réussi son existence dans tous les domaines, d’étaler un bilan trop positif, et un tel succès ressemble pour lui à un échec. Il bascule à travers une sorte de révélation qui s’apparente pour lui à une conversion à l’activité « prostitutive » lorsqu’il comprend que son destin est d’appartenir à toutes celles qui voudront de lui.

La présence essentielle du personnage de Dora, amante et croyante attirée par la prostitution, était-elle prévue dès le début ?

Dora est arrivée en effet secondairement, puisque je n’avais d’abord que les quatre premières lignes, puis la seule histoire de Sébastien tombant dans la vénalité. La conjonction des deux récits est essentielle, puisqu’elle transforme une simple nouvelle en roman. Rétrospectivement, elle est pour lui comme une envoyée de Dieu, elle donne à son activité profane une signification quasi religieuse. Je constate d’ailleurs que c’est la conjonction de la sexualité et du langage ecclésiastique qui choque tant de lecteurs en France.

Peut-on sans contredit affirmer que la narration de la dérive sexuelle de Sébastien et de Dora avec deux obèses vous permet de savourer pleinement votre métier d’écrivain ?

C’est l’une des rares scènes qui soit purement fictive, faite à partir de la réminiscence d’un album de photos sur les obèses aux États-Unis. Au départ, c’est un pari stylistique qui s’est transformé en défi : à force de réécrire la scène, j’ai compris qu’elle formait le cœur de l’ouvrage : Dora et Sébastien sont enfin parvenus au sommet de la pure charité en donnant du plaisir a deux jumeaux, deux monstres de 200 kilos chacun, et trouvent dans cette oblation une joie parfaite.


Le sexe, toujours lui, inspire bien des auteurs depuis quelque temps, surtout lorsqu’il baigne dans une certaine marginalité (Partouz de Yann Moix sur l’échangisme, Pieds nus de Michael Kleeberg sur la soumission sado-maso) : est-ce une tendance littéraire actuelle ?

Le sexe habite la littérature depuis très longtemps ; mais il est presque devenu plus difficile d’en parler depuis qu’il est libéré. On risque alors de verser dans la surenchère au risque de l’annuler, ou dans la monotonie par ressassement. C’est toujours un exercice de style compliqué pour les modernes blasés que nous sommes devenus. L’émancipation des mœurs est une merveilleuse nouvelle, mais il faut reconnaître que la censure rendait de grands services aux artistes en leur offrant les joies de la transgression.

Votre livre et votre plume manifestent de l’audace : vous considérez-vous encore aujourd’hui comme un écrivain provocateur ?

Si je provoque, c’est involontairement car j’habite complètement les fantasmes que je décris. Comme mon personnage, je suis vraiment immergé dans mes goûts et je ne comprends pas qu’ils ne soient pas partagés par tous. Mais la provocation pour la provocation est devenue à Paris un véritable snobisme. Pour susciter des réactions, hostiles ou enthousiastes, il faut toucher un point sensible, un interdit secret dont notre société hypocrite ne veut pas entendre parler.

Après l’adaptation de Lunes de fiel au grand écran, est-ce qu’une nouvelle adaptation d’un de vos romans pour le cinéma est envisageable à moyen ou court terme?

Un de mes romans, Le Divin Enfant, a été acheté par un producteur canadien, assez prétentieux et arrogant, et je doute qu’il en fasse une bonne adaptation et soit capable d’en restituer
l’esprit. Les Voleurs de beauté ont connu d’innombrables scénarios, mais aucun n’a abouti. L’univers du cinéma est rempli de cadavres et après Roman Polanski et ses Lunes de Fiel, je n’ai croisé hélas que des tocards, des velléitaires. Mais je ne désespère pas et il y a en France et ailleurs de très nombreux réalisateurs que j’admire.

En terminant, qu’est-ce qui vous rend le plus fier de L’Amour du prochain ?

C’est de l’avoir achevé ! Une intuition vacillante née une nuit d’été, après des conversations enfiévrées, s’est terminée 26 mois plus tard en un récit plus ou moins cohérent. Cela ressemble toujours à un miracle : l’activité littéraire tient de la mégalomanie — croire qu’on a quelque chose de nouveau à dire — et du doute torturant. C’est un moteur à deux temps : l’un qui freine, l’autre qui pousse!

Bibliographie :
L’Amour du prochain, Grasset, 348 p., 29,95 $

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