Paolo Giordano: La guerre intérieure

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C’est dans l’hostile désert afghan que l’auteur du best-seller La solitude des nombres premiers, Paolo Giordano, a mis la main, contre toute attente, sur le sujet de son deuxième livre sobrement intitulé Le corps humain. Entretien avec un écrivain qui croyait devoir attendre l’âge de la retraite avant de pouvoir signer un roman de guerre.

Décembre 2010, Paolo Giordano atterrit en Afghanistan. Calepin et stylo en main, le jeune auteur doit rendre compte pour le Corriere della Sera (un journal milanais) du quotidien d’un peloton posté au Gulistan, un des onze districts de la province de Farâh où fait toujours rage cette guerre déclarée en 2001 par les États-Unis dans la foulée des attentats du World Trade Center. Au bout du fil, la nouvelle star des lettres italiennes insiste : c’est strictement en tant que reporter et non en tant qu’écrivain qu’il posait alors les pieds dans la froideur du désert (il fait froid, en décembre, en Afghanistan!). « J’ai toujours cru qu’il serait impossible de faire un roman de guerre à un aussi jeune âge que le mien [30 ans]. Je croyais que ce serait pour plus tard, c’est ce que je disais à ma copine : “J’écrirai mon roman de guerre quand je serai vieux” », assure-t-il lors d’une généreuse entrevue accordée en anglais (son français est trop rouillé, regrette-t-il).

Giordano traquait pourtant depuis un bail, en vain, le sujet autour duquel il échafauderait le successeur de La solitude des nombres premiers, best-seller traduit dans quarante pays, adapté au grand écran et bardé de prix qui, en 2008, le sacrait jeune prodige. « Sur place, je me suis rendu compte, poursuit-il, que la majorité des soldats avaient à peu près mon âge. Plusieurs d’entre eux étaient même plus jeunes. À la lumière de ce constat, écrire un roman de guerre m’apparaissait beaucoup moins prétentieux. »

La vie intérieure de ces soldats deviendra la pierre angulaire de son deuxième roman, Le corps humain, au cours duquel le peloton Charlie fera face à l’ennui, au manque de nourriture, à l’hostilité du territoire, aux éruptions cutanées et aux aléas de la promiscuité, entre autres contrariétés. Parmi ses rangs, plusieurs portent déjà une lourde croix. C’est le cas de Ietri, qui devra s’émanciper du joug d’une mère castratrice; de René, qu’un dilemme moral forcera à quitter le confort de l’insouciance dans laquelle il s’était toujours complu; et de Zampieri, soldate victime du machisme rampant ayant toujours cours dans l’armée italienne (s’il faut se fier au portrait que dépeint Giordano).

Parce qu’il a difficilement négocié les nombreuses petites révolutions qui ont chamboulé sa vie à la suite du succès fulgurant de son premier roman — un succès qui l’aura contraint à tolérer la scrutatrice lumière des projecteurs (« J’étais exposé au public pour la première fois de ma vie et ça m’a fait vraiment peur », avoue-t-il candidement) — c’est avec soulagement que Giordano constatait à son retour en Italie qu’il avait mis la main en Afghanistan sur une matière romanesque aux antipodes de son propre vécu, mais qui, paradoxalement, reflétait son état d’esprit. « La réelle étincelle qui m’a donné le goût d’écrire ce roman est apparue pendant une conversation avec le capitaine, se rappelle-t-il. La division qu’il dirigeait avait perdu quatre hommes quelques semaines avant mon arrivée. J’étais le premier civil à rejoindre la base après cet incident qui les avait tous traumatisés. Je me souviens qu’il m’a raconté – c’est une image très brutale – que les soldats avaient dû ramasser des morceaux de corps éparpillés sur le sol. C’est une image qui, même si elle est très loin de moi, me rejoignait d’un point de vue métaphorique, parce que je sentais aussi à ce moment-là que des parties de moi-même étaient éparpillées sur le sol et que je devais les ramasser. »

 

La famille, ce champ de bataille

Il aura donc fallu que Giordano passe à travers ce révélateur séjour afin de sortir de sa torpeur et « rempiler », pour emprunter au dico militaire, en tant qu’écrivain. Le trentenaire émet cependant une mise en garde : Le corps humain devrait être lu comme le roman qu’il est et non pas comme un pamphlet antimilitariste (bien qu’il soit impossible de ne pas y déceler une sorte de condamnation du manque de préparation des soldats) ou un reportage (une vidéo tournée par Giordano lors d’un deuxième séjour en décembre 2011 et disponible au www.paologiordano.it saura rassasier votre soif d’images vraies). « Puisqu’il est question d’une guerre qui est encore en cours, la plupart des lecteurs l’abordent comme s’il s’agissait d’un documentaire, quand en réalité, ce ne l’est absolument pas, prévient-il. J’ai simplement emprunté le contexte et cet environnement très singulier. Les modalités du conflit ne sont pas ce qui m’intéressait le plus en tant que romancier. La guerre est devenue un vaste symbole. »

Vaste symbole de quoi, demandez-vous? De la guerre sévissant à l’intérieur de chacun de ces hommes-enfants violemment propulsés par les circonstances dans la vie adulte. Symbole aussi des guerres intestines qui gangrènent leur famille respective. « C’est sans doute plus un roman sur la famille qu’un roman de guerre », acquiesce Giordano, en évoquant le personnage d’Egitto. Malgré la possibilité d’un retour au confort et à la tranquillité d’une vie en Italie, le médecin du peloton préférera le rude et sablonneux quotidien du camp, seul refuge hors de portée de sa sœur dont l’ombre le poursuit. « La famille peut être un environnement très cruel. Ça a été une étape importante pour moi que de reconnaître que l’on pouvait tirer de très fortes analogies entre la vraie guerre et un conflit familial. Les deux portent leur lot de cadavres, de stratégies, de massacres et de victimes collatérales. La famille peut vraiment se transformer en champ de bataille. »

Tout aussi différent de son premier livre soit-il, Le corps humain révèle un Giordano toujours aussi obsédé par le pouvoir qu’ont les émotions de remuer jusque dans leurs entrailles ses personnages et, plus généralement, par la vulnérabilité de l’enveloppe corporelle. Une très rabelaisienne scène de festin tournera à la catastrophe quand le peloton sera frappé par la douleur d’une foudroyante crise de diarrhée, des pages d’une étonnante humanité compte tenu de leur teneur scatologique. « Ici, on peut facilement oublier nos corps, souligne l’Italien, mais dans un contexte de guerre, les petits soins du corps nécessitent de grands efforts afin d’être accomplis. Il devient impossible d’ignorer que nous avons un corps et ce corps a parfois de criants besoins. »

PHOTO © Giuseppe Carotenuto

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