Il s’agit d’un livre, mais il aurait aussi très bien pu être question d’un disque, si le Français Olivier Adam avait été aussi doué en chant qu’en écriture. Son treizième opus, Chanson de la ville silencieuse, ressemble d’ailleurs à un album parsemé de chansons mélancoliques où figure une héroïne toute simple, mais qui pourtant marque le cœur comme une rayure sur un 33 tours.

Vous vous souvenez, il arrivait que le disque « saute », qu’il faille passer un linge sur sa surface noire, remettre l’aiguille en place pour reprendre l’écoute en se croisant les doigts pour que cette fois soit la bonne, que le son ne fasse pas défaut? Bien sûr, ça concerne un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, Montmartre en ce temps-là accrochait ses lilas…

D’ailleurs, Olivier Adam n’habitait pas encore ce merveilleux arrondissement de Paris, mais comme il est né en 1974, il a connu cette époque « tourne-disque » et les auteurs-compositeurs-interprètes à succès qui fascinaient alors étaient en train de marquer leur siècle, pour le meilleur et pour le pire. Le pire survenait souvent. Ils n’étaient pas des fous ni des anges, mais des bombes à retardement et rien n’était au beau fixe quand ils pétaient les plombs. Et c’est arrivé. Nino Ferrer par exemple. Las du regard public, de la création sous pression, de prouver des choses – notamment que ce n’était jamais ses tubes préférés qui étaient reconnus –, le dandy aux idées sombres, qui s’était retiré du spectacle dans les années 70, s’est enlevé la vie en 1998, à deux jours de ses 64 ans.

Le fantôme de Nino
Si ce nouveau roman d’un amoureux de textes musicaux et de leurs créateurs, dont il compte plusieurs copains, ne porte pas sur la vie et l’œuvre du créateur des tubes « Les Cornichons » ou « Le Téléfon », entre autres, il n’y est pas complètement étranger. Après tout, croiser le « fantôme » de la défunte star à Lisbonne il y a sept ans a donné un élan au sensible et brillant écrivain habile à imaginer des histoires de liens familiaux dysfonctionnels, d’absences, de fuites, de réinvention de soi. Un père fictionnel naissait. Un père qui n’est pas Nino Ferrer donc, mais qui pourrait un peu lui ressembler.

Puis, avec le paternel, une fille aussi se profilait dans la tête de l’auteur. La fille de ce roman qui nous ensorcelle en ne faisant rien d’exceptionnel, mais qui habite l’histoire avec force et lucidité, sans compromis. Or, il fallait l’angle pour amorcer l’écriture de ce court roman inspiré et composé à partir de chansons, dont le titre du roman emprunté à Dominique A. dans son album Si je connais Harry.

« Sans le savoir, c’est Vincent Delerm qui me l’a offert dans les paroles de sa chanson Danser sur la table. Là, j’ai su le chemin que j’allais suivre », confie le romancier joint au téléphone à Paris. Comme la fille introvertie qui ne danse pas sur la table dans la chanson de Delerm, l’éditrice solitaire dans le roman d’Adam, moins flamboyante que la moyenne des ours, a pour père un célèbre chanteur porté disparu et déclaré mort. Quand on lui montre une photo d’un musicien errant prise dans les rues de Lisbonne et qui ressemble beaucoup, beaucoup au patriarche, elle décide de partir à la recherche de cet ermite avec qui elle n’avait pas tout réglé, pas suffisamment pour vivre en paix avec elle-même, pour ne pas se sentir trahie. Qui ne le serait pas?

Enquêter sur une enquêtrice
Et s’il était toujours en vie… C’est avec ce mince espoir qu’elle mène une sorte d’enquête intime, pierre angulaire de cette histoire douce-amère construite de courts chapitres qui la dévoilent peu à peu : « Les irruptions de mon père dans ma vie d’enfant furent rares mais elles me reviennent avec une précision que ne revêt aucun autre souvenir de cette période. À l’inverse, les semaines, les mois, les années vécues dans les parages de ma mère, dans son appartement où elle ne faisait que passer, dormir, où elle ne prenait vie qu’à la tombée du jour, sont couverts de brume, se réduisent à quelques sensations, une nuée d’images aussi troubles que silencieuses, et toujours filmées de nuit. » « J’ai eu l’impression d’enquêter sur une enquêtrice, révèle-t-il. Quand on perd ceux qu’on aime, toutes les possibilités pour les revoir comptent… Cette idée me permettait d’avoir accès à un terrain immense. »

Lui-même père d’une adolescente de 15 ans qu’il a eue avec sa conjointe, l’écrivaine Karine Reysset, il lui arrive de réfléchir aux liens filiaux : « Je me demande comment est-ce qu’on peut se construire dans les pas de nos parents, dans leurs aspirations. Quand on crée ou qu’on écrit, on laisse des traces, même si on s’échine à ne pas se dévoiler, c’est inévitable… Les enfants ont accès à une certaine fragilité, ils savent, ressentent et constatent. À mon avis, il y a une part “d’inconnaissable” sur nos parents qui doit le rester. »

La précieuse voix féminine
Pour s’extraire de ce qu’il pourrait révéler, pour se distancier le plus possible de lui, Olivier Adam écrit souvent ses romans d’un point de vue féminin : « Quand je prends des “avatars” masculins, j’ai l’impression de les durcir en les rendant beaucoup moins fragiles que je le suis alors qu’à travers la voix d’une narratrice, je me révèle avec beaucoup moins de pudeur. »

Il faut dire que celui dont les histoires ont parfois été adaptées au cinéma n’aime pas se mettre à l’avant-plan. « Chaque fois que je termine un livre, je me dis: “Mais pourquoi donc est-ce que je fais ça?” Je peux imaginer à quel point ces stars d’une autre époque étaient sacralisées à une période où il n’y avait pas les mêmes canaux qu’aujourd’hui pour nous tenir informés. Elles étaient pourchassées… ça pouvait devenir étouffant, elles n’étaient pas toutes à l’aise dans ce rôle-là. » Comme le père dans Chanson de la ville silencieuse, le prix à payer pour créer et surtout pour être reconnu peut parfois s’avérer élevé. En arts comme dans la vie, Olivier Adam le sait, nul n’est à l’abri de rien.


Photo Astrid di Crollalanza 
© Flammarion

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