Nicole Krauss: Conflit d’intérieurs

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Compassion: le mot résume bien la jeune œuvre cousue de fil de soie de l'écrivaine new-yorkaise figurant dans la prestigieuse liste des «20 auteurs de moins de 40 ans» du New Yorker en 2010. Une œuvre imposante d'intelligence, dans ses constructions qui télescopent destins et époques, et émouvante de sensibilité solennelle, dans son obstination à soulever cette chape de plomb que devient parfois la mémoire.

«D’une certaine façon, tous mes personnages sont des ratés, des ratés géniaux. Je ne suis pas très intéressée par les gagnants. J’ai besoin d’éprouver une profonde compassion pour mes personnages et, contrairement à d’autres écrivains qui arrivent à compatir avec des protagonistes cruels ou méchants, mon empathie est éveillée par ceux qui traversent l’échec, la douleur, le regret, le doute», confesse Nicole Krauss sur un ton apaisant à la fin d’un chaleureux entretien téléphonique au sujet de son plus récent roman traduit de l’anglais, La Grande maison.

Des ratés, donc, que ces personnages? Nuançons, pour ne pas laisser entendre qu’ils sont intrinsèquement des losers; chez Krauss, la perte – de quelqu’un, de quelque chose – permet de se révéler soi-même et redirige définitivement le cours des jours. C’était le cas dans Le Roman de l’amour (Gallimard, 2006) pour Leo Gursky, exilé polonais qui faisait de l’absence de sa femme et de son fils la pierre angulaire de son existence, qui embrassait leur souvenir avec une dévotion qui irradiait dans tout ce livre au désespoir souriant. Dans La Grande maison, la perte prend plus que jamais des airs de douloureuse épiphanie. «On rencontre les personnages alors qu’ils vivent un grave conflit intérieur», explique son auteure.

Nadia, écrivaine de notoriété relative, se voit dépouillée du bureau qui lui servait depuis un quart de siècle d’écritoire alors que la fille du poète chilien qui le lui avait confié, fait prisonnier par le régime Pinochet, vient réclamer son bien. D’abord narratrice d’une nouvelle (parue dans Harper’s en 2007), cette femme évoluant en marge de sa propre vie ne cessait de tarauder Krauss: «Je ne pouvais plus arrêter de penser à elle. Tout ce que j’écrivais d’autre semblait manquer d’authenticité. J’ai décidé d’y revenir et de lui arracher ce bureau auquel elle tenait. Je ne savais pas au départ qu’il allait refaire surface dans les autres histoires.»

Avec La Grande maison, Krauss renoue avec le roman polyphonique, un art délicat qu’elle pratique avec une justesse confondante en forgeant des voix qui murmurent, mais ne résonnent pas moins. «Je me suis d’abord intéressée à cette façon qu’ils ont d’habiter leur vie intérieure, mais j’ai mis du temps à comprendre qui ils étaient vraiment. Je n’ai pas senti le besoin de le savoir dès le départ, j’étais seulement convaincue que j’avais trouvé quatre voix complexes, pleines de vie, et que si je les suivais suffisamment longtemps, je ferais des découvertes», raconte celle qui parle avec la même ouverture de la part de mystère et de la part de sueur nécessaires à l’édification d’un aussi imposant édifice romanesque.

Bureau paquebot
Bien que Nicole Krauss précise que l’écritoire en acajou qui vogue comme un paquebot sur les eaux de son roman n’est pas le seul lien qui unit ses quatre narrateurs, il demeure difficile de se soustraire au sort que l’éléphantesque bureau à dix-neuf tiroirs (sur lequel se serait épanché Federico García Lorca) jette sur tous ceux qui le croisent (y compris le lecteur). Voyez comment le mari de Lotte, une autre écrivaine à qui sera confiée la baroque chose, le décrit: «Dans cette petite pièce sans ornements, il éclipsait tout le reste, tel une espèce de monstre grotesque et menaçant, amarré à la plus grande partie d’un mur et repoussant les autres pauvres meubles à l’autre bout de la pièce, où ils se blottissaient les uns contre les autres comme sous l’effet de quelque sinistre force maléfique.»

On l’aura compris, Krauss investit les meubles d’une charge métaphorique; ils arriment ses personnages à leur passé de souffrance comme ils participent de leur deuil. Comment cette histoire d’un homme qui reconstitue scrupuleusement le cabinet de travail de son père en en retraçant les constituantes disséminées pendant la Shoah, «comme si, en rassemblant tous ces objets, il avait une chance de comprimer le temps et de gommer les regrets», a-t-elle affleuré? «Ce sont des images qui ont été la pierre de touche de mon travail, se rappelle l’écrivaine. J’étais fascinée par l’idée d’une chambre qui serait déplacée, intacte, d’un endroit à un autre. J’ai beaucoup pensé au studio de Francis Bacon, un lieu violemment chaotique, un bordel total dans lequel il a travaillé à Londres pendant trente et un ans et qui, après sa mort, a été transporté morceau par morceau, avec une minutie d’archéologue, dans un musée à Dublin.»

La Grande maison est de ces romans qui commandent une relecture, question d’inspecter le moteur huilé qui le propulse et de relever toutes les occurrences enfouies de cet effet-miroir indissociable de l’ensorcelante manière Krauss. «Mon esprit fonctionne ainsi naturellement, avoue-t-elle, amusée. Je découvre moi-même des récurrences en me relisant, par accident. Je me souviens m’être demandé quel serait le bon titre pour le livre de Lotte; je l’ai finalement appelé Broken Windows. Puis, est revenue dans une autre histoire cette idée d’une pierre lancée à travers une fenêtre. Je travaille de manière intuitive, mais je me place aussi dans un état de disponibilité; je porte attention au fonctionnement de mon esprit, bien que j’essaie de ne pas trop forcer la note.»

Que l’on pense à ce livre-talisman qui passait de main en main dans Le Roman de l’amour ou aux spectres d’écrivains célèbres qui planent sur son dernier titre, l’écriture de Nicole Krauss médite toujours en creux le pouvoir de la littérature de triompher de tout. Au sujet de l’idéalisme de Daniel Varsky, poète assoiffé d’absolu qui hante La Grande maison, elle déclare: «La poésie, en général, est une fenêtre sur la vie intérieure, sur la mécanique de l’esprit. Je pense que mes romans en sont très imprégnés. N’eût été de mon histoire d’amour de jeunesse avec la poésie, je ne serais sans doute jamais devenue écrivaine.»

Bibliographie :
La Grande maison, Nicole Krauss, Boréal, 336 p. | 29,95$

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