Nancy Huston: La vie derrière soi

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Les continents, dans leur dérive, se poussent les uns les autres au prix de modifications violentes du paysage. Leurs points de friction sont appelés «lignes de faille». Ces lignes n'étant pas droites, nul ne peut prédire le résultat d'une poussée. Il en va de même des générations et de l'influence qu'elles exercent l'une sur l'autre, nous dit Nancy Huston dans son nouveau roman, Lignes de faille, en lice pour le Goncourt.

«Ç’a été un choc», confesse l’écrivaine à propos d’un livre de Gitta Sereny qui l’a incitée à écrire Lignes de faille (The German Trauma : Experiences and Reflexions 1938-2001, Penguin, 416 p., 20,99$). Huston y a appris que des centaines de milliers d’enfants avaient été enlevés par les nazis pendant la guerre, puis placés dans des foyers allemands. «Le roman est construit autour de réflexions que j’ai eues à partir de là, mais qui sont aussi liées à ma propre enfance, poursuit la Canadienne exilée en France. Je me suis demandé comment on se reconstruit quand on est complètement déraciné dès l’âge de cinq ou six ans.»

Quatre, trois, deux, un…
Dès le Cantique des plaines, Nancy Huston s’est amusée à modifier l’ordre traditionnel du récit. Avec Lignes de faille, elle s’en donne à cœur joie, racontant carrément son histoire à rebours. «C’est un peu une obsession chez moi, cette idée, ce sentiment plutôt, que la vie n’a pas un sens chronologique, avoue Huston. Notre compréhension n’est pas chronologique en tout cas : dès qu’on vit quelque chose, ça se met en rapport avec des expériences passées et c’est déjà ouvert sur ce qui va arriver ou ce qui se passe en même temps. La fin d’une vie, ce n’est pas la même chose que le sens d’une vie…»

Parti en 2004 de la côte ouest américaine, le lecteur se retrouve, quatre chapitres plus tard, au cœur de l’Allemagne en 1944. Chaque chapitre est narré par un enfant de six ans : Sol en 2004, son père Randall en 1982, sa grand-mère Sadie en 1962 et son arrière-grand-mère Kristina en 1944. En remontant ainsi
le temps par bonds de vingt ans, on découvre les personnes et les événements qui ont dessiné les caractères des quatre enfants.

Ces caractères sont très différents. Sol veut rayonner comme le soleil, il n’aime pas être étonné. À l’opposé, Kristina, en 1944, s’émerveille constamment. Entre eux, deux générations, Sadie et Randall, essaient d’être à la hauteur, de se faire aimer. Ils sentent qu’ils n’émerveillent pas, mais n’osent pas se contenter d’être émerveillés.

Ce changement de tempérament chez les enfants s’explique en partie par le changement radical de contexte : de 2004 à 1944, on passe de la côte ouest américaine à l’Allemagne nazie, d’un lieu protégé de tout conflit au point focal de la Deuxième Guerre mondiale. «Mais la différence la plus fondamentale est qu’aujourd’hui, les enfants sont très au courant, ils écoutent la télé, la radio, vont sur Internet, explique Nancy Huston. Ils n’arrivent pas à donner un sens à toute cette information, mais ça leur donne un sentiment d’autonomie, peut-être même de puissance. Alors que dans le passé, surtout en temps de guerre, les enfants étaient maintenus dans l’ignorance, on ne leur disait rien.»

Ainsi, alors même que la guerre rougit le ciel de ses nuits, la petite Kristina ignore tout du conflit qui fait rage. Elle ignore même qu’elle en est une victime… En 2004, en revanche, à des milliers de kilomètres de l’Irak, son arrière-petit-fils accède sur Internet à des images de combats et de morts extrêmement crues.

Les sept vies de l’écrivain
«Je suis hypersensible à toutes les possibilités de style », lance Nancy Huston pour expliquer sa propension à multiplier les narrateurs. Écrivant presque toujours à la première personne, l’écrivaine tient en effet à explorer plusieurs points de vue, comme pour montrer qu’aucune «première personne» n’a préséance sur les autres. «Je sais que j’ai un style, une voix reconnaissable d’un roman à l’autre, concède l’écrivaine. Mais c’est comme les chanteurs, il faut moduler cette voix, l’infléchir suivant le propos, ce qu’on veut susciter ou recréer. On dit souvent que dans un rêve, tous les personnages sont le rêveur. Dans un roman, tous les personnages sont le romancier.»

C’est d’ailleurs un des bonheurs de l’écriture selon Nancy Huston : pouvoir mener plusieurs vies. Mais écrire est aussi pour elle un grand facteur d’angoisse, et son dernier roman n’a pas fait exception à la règle : «Lignes de faille a été particulièrement difficile à écrire parce que les narrateurs sont des enfants, précise l’auteure. Il ne fallait pas les simplifier. Ç’a été difficile de retrouver la complexité propre à une toute jeune personne. Retrouver ce que c’est que d’être entouré de gens plus savants que soi, en qui l’on voit une protection invincible en même temps qu’une menace d’abandon.»

Tâche difficile en effet, mais réussie. Huston a même assimilé les leçons de son maître, Romain Gary, dont on reconnaît parfois le rythme court et joyeux de La Vie devant soi, et les associations mi-naïves mi-clairvoyantes de son jeune narrateur.

Magie du nom, mystère du corps
Comme bien souvent dans les romans de Nancy Huston, les prénoms dans Lignes de faille ne sont pas innocents. Sol rayonne comme le soleil, Randall (où l’on entend random, «hasard») est ballotté par les événements, Sadie est une petite fille triste (sad) et Kristina, comme le Christ, est bénie. «Nommer est un acte magique, note l’écrivaine, qui tient elle-même son prénom de sa grand-mère maternelle. C’est toujours très arbitraire, un nom, mais ça « porte ». Un enfant va toujours faire quelque chose avec son nom. Il lui trouve un sens. Il le porte toute sa vie, on le dit et il se retourne. C’est très fort, ce qui nous lie à notre nom.»

C’est un peu la même chose pour les marques, les signes et les talismans, qui «nous aident à nous comprendre», poursuit Huston. Les quatre enfants de Lignes de faille ont un grain de beauté dans lequel chacun voit un signe différent, de bon ou de mauvais augure. «Un enfant explore son corps, il le regarde, le touche, remarque-t-elle. Il digère, il « fait caca ». et tous ces processus-là le fascinent. Il pose des questions là-dessus et les observe. Il n’a pas de distance par rapport à son corps, il s’y réfugie, s’y absorbe. C’est le langage qui va l’en faire sortir. Les marques physiques comme les taches de naissance, par exemple, l’enfant les connaît avant de parler. Par le langage, il leur donne simplement l’importance qu’elles ont à ses yeux depuis longtemps.»

Lignes de faille explore cet entre-deux, ce moment de la vie où l’enfant est encore très ancré en lui-même, mais où les événements le poussent à sortir, à entrer en contact, à se mesurer au monde. «C’est pour ça, conclut Nancy Huston, que d’une certaine façon, ce roman était en chantier depuis ma petite enfance.»

Bibliographie :
Lignes de faille, Actes Sud/Leméac, coll. Un endroit où aller, 496 p., 32,95$

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