Certains maîtres sculpteurs sont capables de travailler le marbre jusqu’à ce qu’il paraisse transparent, léger, aérien comme un voile. Pour y parvenir, rien ne doit être laissé au hasard, rien ne doit être superflu. C’est exactement ce que fait Miguel Bonnefoy dans Héritage. Tranchant dans les scènes pour ne laisser que la « substantifique moelle », ciselant chaque phrase avec une élégance virtuose, il parvient en moins de 200 pages à dépeindre le destin d’une famille ballottée entre la France et le Chili sur quatre générations, traversant un siècle marqué au fer rouge par deux guerres mondiales et la dictature d’Augusto Pinochet.

En 1873, le phylloxera ravage les vignobles français. Un vigneron jurassien, voyant l’œuvre de toute sa vie détruite par cet insecte, décide de tout quitter et de prendre un bateau pour le Nouveau Monde, un pied de vigne sain en poche. Il visait la Californie, mais une fièvre contractée sur le bateau lui vaudra d’être prématurément débarqué au Chili. Ne parlant pas un mot d’espagnol, il pensera que le douanier lui demandait son village d’origine — Lons-le-Saunier — alors qu’il cherchait à connaître son nom. La vie au Chili de cet homme démarre donc sur un malentendu : le voici devenu Lonsonier. La figure du patriarche est posée.

Son fils Lazare connaîtra l’horreur des tranchées françaises avant de revenir s’installer à Santiago du Chili avec sa femme Thérèse. Ensemble, ils auront Margot, future as de l’aviation lors de la Seconde Guerre mondiale et bientôt mère d’Ilario Da, révolutionnaire qui subira la torture dans les geôles de la dictature.

Lonsonier, Lazare, Margot et Ilario Da : quatre générations de Lonsonier qui ont pour point commun de subir l’Histoire : « Ils sont enfermés dans une condition dont ils ne peuvent s’échapper. S’ils vont migrer, être déracinés, ce n’est pas tant parce qu’ils l’ont voulu, mais parce que le monde les a jetés dans les chemins impénétrables de l’Histoire », explique Miguel Bonnefoy. « Cette mémoire générationnelle — comme une épigénétique qui reste de personnage en personnage, où tous vont subir leur siècle, leurs contemporains, leur modernité —, c’est cela l’héritage qu’ils portent. »

Héritage est librement inspiré de l’histoire familiale de Miguel Bonnefoy, dont la branche paternelle est originaire du Jura, dont le père a connu la torture sous Pinochet avant de demander l’asile politique en France… Mais le livre n’est ni une hagiographie ni un essai : c’est un roman. À l’instar de Cocteau, Miguel Bonnefoy a choisi de « mentir vrai » pour raconter, dans une langue luxuriante, cette histoire de Français au Chili et de Chiliens en France.

Marcher dans les pas des grands maîtres
Qu’il s’agisse d’Eva Fuego, femme née du feu dans un champ de canne à sucre dans Sucre noir, ou de ce personnage changé en statue de bois dans Le voyage d’Octavio, Miguel Bonnefoy parsème ses romans de touches de réalisme magique. Mais ce n’est jamais gratuit, jamais « comme un chasseur tirant sur une proie sans la voir, pour le simple plaisir d’entendre les détonations ». Il faut que cela s’inscrive parfaitement dans la structure narrative.

Dans Héritage, l’auteur décide de faire revenir d’entre les morts un soldat allemand — Helmut Drichmann — dont le spectre deviendra le père d’Ilario Da. « C’est un grand classique de la littérature : il y a un dialogue constant avec les morts dans l’Enfer de Dante, chez Virgile, chez Homère. Les morts reviennent dans Pedro Páramo de Juan Rulfo, dans La maison aux esprits d’Allende, dans Cent ans de solitude de García Márquez… Je me suis tout simplement placé dans le sillon des grands écrivains avant moi », confie Miguel Bonnefoy.

« Le réalisme magique n’est pas l’apanage des auteurs latino-américains du XXe siècle, surnaturel et naturel se sont toujours mêlés en littérature », ajoute l’auteur, qui cite en vrac Kafka, Boulgakov, la Bible, l’Épopée de Gilgamesh, Wilde, Vian et bien d’autres. Pourquoi, dans ces circonstances, le réel merveilleux semble-t-il coller à la peau des écrivains latino-américains? Miguel Bonnefoy avance deux hypothèses complémentaires : d’une part la longue et lente maturation de nombreux mythes et légendes européennes en Amérique, et d’autre part un contexte historique et politique très particulier.

Les grands explorateurs du Moyen Âge — Núñez de Balboa, Magellan, Vespucci, Colomb… — baignaient dans un imaginaire fait d’alchimistes, de monstres marins et d’autres bêtes merveilleuses : c’est cet imaginaire médiéval qu’ils ont apporté et qui s’est transmuté en Amérique latine pendant les cinq siècles suivants. « Peut-être même que sans les dictatures américaines des années 70, on ne parlerait pas de réalisme magique, estime Bonnefoy. L’Europe a toujours voulu créer des mouvements littéraires, compartimenter : le romantisme, le naturalisme, le dadaïsme, le nouveau roman… Quand les auteurs latino-américains se sont réfugiés en Europe et ont commencé à publier dans des maisons d’édition locales, on a voulu, comme on l’a toujours fait, les mettre dans une case. » Et c’est ainsi que leur fut accolée l’étiquette de réalisme magique.

Les morts ont-ils joué un rôle dans la genèse d’Héritage? D’une certaine façon, oui. « En marchant au cimetière marin de Sète, où se trouve la tombe de Paul Valéry, j’ai pensé à cette très belle phrase d’Anna de Noailles : “Les vivants se sont tus, mais les morts m’ont parlé”. Eh bien voilà, j’ai eu l’impression que les morts m’avaient parlé », se souvient Miguel Bonnefoy.


Photo : © Patrice Normand / Leextra

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