Marina Endicott: La bonne samaritaine

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Tel le samaritain de la célèbre parabole, ce Palestinien qui va au secours d'un Juif blessé, dépassant sa préférence ethnique pour prendre soin de son semblable, l'héroïne de Charité bien ordonnée offre assistance à une famille démunie. Comme ce fut le cas pour cette bonne âme accusée de trahison, la pureté de ses motivations à faire le bien sera mise en doute.

De passage à Montréal pour le Festival Metropolis Bleu et la parution de Charité bien ordonnée, la traduction française de Good to a Fault, paru en 2008 chez Freehand Books, Marina Endicott dégage une tranquille intensité, un humour grinçant mêlé d’une touche spirituelle, à l’image de son roman. L’auteure, qui a d’abord été actrice et metteure en scène au théâtre, originaire de Colombie- Britannique et vivant actuellement en Alberta, propose un roman poignant sur notre rapport complexe au don de soi et à la générosité.

Rétablir l’équilibre
À la suite d’un accident de voiture dont elle est responsable, Clara Purdy, une femme de 43 ans, divorcée et sans enfants, choisit d’aider la famille qui se trouvait dans la voiture accidentée. La mère, Lorraine, n’est pas blessée, mais elle apprend qu’elle est atteinte d’un cancer. Clara accueille et prend donc à sa charge les trois enfants et la belle-mère, faisant acte de charité héroïque, pourrait-on dire, mais découvrant également ce que «élever des enfants», dont un bébé de moins d’un an, veut dire. L’accident provoque le choc de deux mondes: celui d’une femme célibataire de la classe moyenne avec celui d’une famille pauvre, sans logement et sans emploi, dont les enfants se voient privés de leur mère, hospitalisée pour recevoir un traitement de chimiothérapie. «L’idée du livre est venue d’une commande à la radio de CBC pour une nouvelle. Je me suis souvenue de cet accident de voiture dont j’avais été témoin dix ans plus tôt: cette petite voiture qui en a heurté une autre et les deux mondes sont entrés en collision. Quand les voitures se sont arrêtées, les portes s’ouvraient et les gens criaient, pleuraient, et il me semblait que pour cette femme, tout avait changé à ce moment précis», se rappelle Marina Endicott.

De sa vie ennuyeuse et vide, seule et en retrait du monde dans la maison de sa mère décédée, Clara se retrouve du jour au lendemain avec trois enfants et une belle-mère acariâtre sur le dos. Plus encore, elle saisit l’occasion de faire le bien, de sauver ces enfants et de se sentir enfin utile. Sans pathos, Endicott s’est attaquée à un sujet de taille avec ce roman: faire le portrait de la bonté déployée en gestes concrets. Clara est accusée par les commères du village d’être généreuse par amour-propre. S’interrogeant sur le caractère désintéressé de la charité, l’écrivaine répond qu’«il y a un équilibre à respecter [et qu’] il est important de ne pas donner plus que ce que l’on donne», faisant référence au fait qu’on ne peut pas attendre en retour ce que l’autre ne peut nous donner. «Je voulais parler de ce genre de prodiguer des soins à nos enfants et à nos familles, un don dans le sens zen, mais je voulais aussi comprendre quels motifs poussent à faire des gestes extraordinaires de charité, explique-t-elle. Dans le cas de Clara, c’est complexe: il y a un vrai désir qui la pousse à être meilleure, mais aussi un sentiment de culpabilité d’avoir causé l’accident et d’être privilégiée, en contact avec des gens qui ne le sont pas. Il y a chez elle un désir de redresser l’équilibre et puis, aussi, un désir d’avoir des enfants.»

La mort imminente
L’histoire tragique de la mère de famille atteinte d’un cancer n’est pas étrangère à l’auteure, dont la mère a été victime de cette maladie lorsqu’elle était enfant. «Dolly (l’aînée des trois enfants) a d’abord été inspirée par ma propre expérience d’aînée. Je sentais que j’allais devoir m’occuper des autres si ma mère partait. De plus, j’ai vécu cette étrange tension entre l’interdiction de parler de la maladie de ma mère et le fait d’être au courant de la possibilité qu’elle meure à tout instant. Mais au milieu de l’écriture du livre, j’ai moi-même eu un cancer; c’était intéressant de voir comment réagissait ma fille de 7 ans, d’être la mère qui regarde sa fille et d’imaginer que je doive la quitter ou la trahir en l’abandonnant. C’était bon d’avoir alors cette double vision pour raconter cette histoire», livre l’auteure.

Cela explique qu’Endicott a si bien rendu compte des révolutions intérieures provoquées par l’approche de la mort, abordée de front et sous plusieurs angles. Il y a le cancer de Lorraine, mais aussi la mort des parents de Clara et le deuil qui s’est ensuivi, et puis Paul, le prêtre anglican de Saskatoon, qui a accompagné sa soeur dans la maladie. «L’imminence de la mort, memento mori, est l’une des forces qui nous poussent à faire le bien», déclare Paul. «Je dirais peut-être, contrairement à Paul, que l’imminence de la mort nous pousse à faire des actions, mais pas forcément à faire le bien, précise Endicott. Ça ne fait pas de nous des saints, mais ça nous fait nous questionner plus profondément sur ce que nous faisons et sur les raisons pour lesquelles nous le faisons.»

Endicott ponctue le roman d’une bonne dose d’humour et d’autodérision, d’une franche lucidité qui évite le sentimenta – lisme larmoyant. La note majeure est grinçante, motivée par une volonté d’ébranler nos certitudes et nos conventions: «Nous vivons la plupart du temps à la surface des choses et la mort d’un proche nous fait voir en dessous des apparences. Nous sommes très bons pour nous cacher à nous-mêmes. On s’est créé une structure sociale pour ça, pour prétendre que ça ne va pas nous arriver.»

Le laboratoire de la vie
Pour parler de la mort, Endicott revisite le message chrétien et ses principes: «Clara eut le sinistre sentiment que l’Église, au même titre que sa bonté à elle, était une comédie et une imposture», écrit-elle. Véritable laboratoire sur l’expérience concrète de la bonté, le roman transcende les notions théoriques et religieuses du bien et de la charité: «Clara réussit à vivre au-delà du message chrétien, dans un processus où elle abandonne la religion que sa mère lui a léguée, et qui n’était pas la sienne. Elle expérimente la façon d’être bonne en dehors des règles de la religion.» On n’est pas étonné d’apprendre que l’auteure a été inspirée par le bouddhisme pour écrire ce roman. «Chaque personne a un cadenas et les différentes religions l’ouvrent. L’Église catholique ne l’ouvre pas aussi bien que le bouddhisme», croit-elle.

Paul, ce prêtre anglican récemment divorcé, amoureux des poètes qu’il cite abondamment, se détache aussi peu à peu des discours théoriques pour revenir à la vie. Le moine abandonne sa soutane et rejoint Clara qui, elle aussi, se débarrasse de ses politesses pour accueillir la sensualité qui avait déserté sa vie. L’engagement la transforme: «Clara et Paul ont été impliqués dans la mort trop longtemps. Ils reviennent à la vie avec les jeunes enfants, mais Clara transforme aussi les possibilités futures de ces enfants qui jouissent des avantages de la classe moyenne avec elle. Je crois qu’on ne prend pas assez en consi – dération les classes sociales au Canada, qu’on cache les différences de classes, qui sont pourtant très fortes.»

Ponctué de nombreuses citations poétiques et bibliques, Charité bien ordonnée est une oeuvre avant tout humaniste. Les poètes éclairent le monde, mais finissent par devenir abscons en face d’une existence pleine, où la vie donne ses propres leçons.

Bibliographie :
Charité bien ordonnée, Traduction de Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Boréal, 496 p. | 27,95$

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