Margaret Atwood: Regard critique

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Nul besoin de présenter Margaret Atwood, dont l'œuvre protéiforme (romans et nouvelles, poésie), traduit en plusieurs langues, a obtenu de prestigieux honneurs (Prix du Gouverneur général, Booker Prize, Giller Prize) et connaît un rayonnement international. Avec Cibles mouvantes, le lectorat francophone découvrira cependant une facette moins connue de sa démarche intellectuelle: celle de l'essayiste engagée, qui prend position sur des questions littéraires, esthétiques, environnementales ou même politiques.

Sans doute faut-il remarquer d’emblée que Cibles mouvantes ne correspond pas exactement au recueil qui porte un titre similaire en anglais; en effet, le recueil français réunit une sélection de textes tirés de deux ouvrages, Second Words et Moving Targets, datés de 1982 et 2004. À la question de savoir si ces essais, même les anciens, lui semblent encore aussi pertinents qu’à l’époque de leur publication initiale, Margaret Atwood répond par l’affirmative. «D’autant plus qu’on a éliminé ceux d’entre eux qui l’étaient moins, précise-t-elle avec humour. Je souscris encore aux considérations exprimées autrefois, même si j’en ajouterais d’autres. Mais n’est-ce pas précisément la raison pour laquelle on continue d’écrire?»

Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, ces textes ne jettent pas autant de lumière sur les œuvres de création de la grande dame de la littérature anglo-canadienne que sur ses œuvres de réflexions critiques: «Les essais sont ce que j’aime le moins écrire. J’écris de la critique littéraire pour la même raison qu’on donne de son sang; il faut participer activement à la vie littéraire si on veut qu’elle continue. Évidemment, c’est délicat dans un milieu aussi petit que le nôtre. Personnellement, je préfère commenter les livres de gens que je n’ai jamais rencontrés, et je m’abstiens de commenter les livres que je déteste. Et puis, je peux me permettre de choisir les livres qui m’intéressent et sur lesquels j’ai quelque chose de plus pertinent à dire que  » Wow! Beau travail! « »

Littérature nationale et rayonnement international
Dans ces essais, Margaret Atwood aborde les œuvres d’écrivains aussi divers que Erica Jong, E. L. Doctorow, Northrop Frye, Roch Carrier, Marie-Claire Blais, Sylvia Plath, sans égard à leur nationa-lité; est-ce dire qu’à ses yeux, les littératures anglo-canadienne et québécoise peuvent se comparer aux autres, sans que nous ayons à en rougir? «La littérature canadienne se porte bien de nos jours, ce que personne n’aurait pu prévoir en 1960. À l’époque, il se publiait ici peu de livres, affirme-t-elle, et on les lisait surtout par sens du devoir. Notre littérature a connu un premier essor dans les années 20 et 30, mais la Dépression a eu un effet catastrophique sur l’industrie et la guerre l’a achevée. Et puis, l’apparition du livre de poche a considérablement changé le visage de l’industrie. Comme les éditeurs de poche, du moins au début, étaient tous étrangers et ne publiaient pas d’auteurs du cru, le développement de la littérature nationale en a été retardé.»

Manifestement, Atwood connaît l’histoire de l’industrie éditoriale canadienne, «qui n’est pas une industrie comme les autres, de par la nature du produit; chaque œuvre est individuelle et ne peut être vendue en paquets. Même les livres d’un même auteur doivent être promus et vendus à la pièce.» Mais n’est-ce pas la même chose aux États-Unis ou en France? «Pas tout à fait, répond Atwood, parce que le nombre d’acheteurs potentiels est plus grand. On oublie que même si le Canada compte trente millions d’habitants (plus ou moins la population de Mexico!), ce nombre comprend des communautés dont la langue maternelle n’est ni l’anglais ni le français, et qui fréquentent peu les œuvres écrites dans les langues officielles du pays.»

Mais comment expliquer le rayonnement dont jouissent les écrivains anglo-canadiens? Selon l’écrivaine, «la différence entre l’anglais nord-américain et l’anglais d’Angleterre, d’Australie ou de Nouvelle-Zélande est moins marquée que celle entre le français québécois et le français de France et d’Europe francophone — même sur le plan de l’argot. Ce qui fait qu’un Anglo-Canadien d’ici peut plus aisément se trouver un éditeur britannique et un éditeur américain. Ce rayonnement a eu un certain impact dans la perception des éditeurs parisiens. Si un auteur est publié en coédition par trois maisons anglophones, les éditeurs parisiens ont d’emblée l’impression de publier quelqu’un d’aussi célèbre que Paul Auster!»

De politique et de culture
On lira deux des textes du recueil («Les deux erreurs fatales de Napoléon» et «Lettre à l’Amérique») comme des prises de position tranchées sur les conséquences de la guerre en Irak: «Quel gâchis, en effet! Et nous le savions tous! Et peu importe l’opinion qu’on peut avoir de Jean Chrétien, il avait au moins eu la bonne idée de nous tenir loin de là! D’où mon titre,  » Les deux erreurs fatales de Napoléon « : parce que Napoléon avait commis l’erreur de sous-estimer l’attachement de certains peuples à leur religion, et qu’il avait envahi un pays qu’il n’aurait jamais dû envahir. On pourrait ajouter une troisième erreur, que beaucoup de gens commettent: celle de s’imaginer que votre adversaire jouera la partie selon vos règles. En temps de guerre, il n’y a pas de règles, et les gens font ce qu’ils croient nécessaire pour gagner. Quant à  » La Lettre à l’Amérique « , je l’ai écrite comme un avertissement: ne mettez pas en danger votre propre démocratie sous prétexte de protéger la démocratie!»

En marge de son œuvre littéraire, Atwood continue d’intervenir dans l’agora canadienne: «Dans mes papiers pour le Globe and Mail, je me suis intéressée au sabotage de nos infrastructures culturelles par l’actuel gouvernement canadien. Il fut un temps, pas si lointain, où les conservateurs avaient à cœur la culture; sous Mulroney, Marcel Masse n’a-t-il pas été l’un nos meilleurs ministres du Patrimoine? Aujourd’hui, ils sont alignés sur la droite rétrograde américaine. Le paradoxe, c’est qu’au temps de la guerre froide, la droite américaine faisait la promotion de la culture pour montrer à quel point les États-Unis étaient une grande démocratie; ce n’est qu’après la chute du Mur que la culture est devenue la cible à abattre. Aujourd’hui, ils ont repris le financement et la promotion de la culture américaine, encore une fois pour redorer leur image de grande société démocratique et tolérante, mais il semble que nos conservateurs ne leur aient pas encore emboîté le pas sur cette question…»

Bibliographie :
Cibles mouvantes, Margaret Atwood, Boréal, coll. Papiers collés, 307 p,. 25,95$

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