Margaret Atwood : Les vérités multiples

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Une silhouette menue, des yeux riants de malice, un esprit vif, telle paraît Margaret Atwood, grande dame des lettres canadiennes-anglaises. Magicienne du langage, tantôt muse ou figure tutélaire, elle se joue des apparences. Auteure de plus d'une trentaine d'ouvrages de fiction, d'essais critiques et de poésie traduits dans trente-trois langues, son dixième roman, Le Tueur aveugle - récipiendaire du Booker Prize 2000 et du prix Dashiell-Hammett de littérature policière - constitue son ultime tour de passe-passe. Écrivant parce que le monde, à ses yeux, dégage une ensorcelante étrangeté, l'auteure laisse librement sa plume raconter ces femmes intemporelles qui forment l'assise de son œuvre. Dans l'univers romanesque de Lady Atwood, les frontières entre la réalité et la fiction sont éthérées. Les femmes font vibrer leurs voix et leurs vérités sont multiples.

D’emblée, cette photo en noir et blanc, ce cliché précieusement conservé au fil des ans dans ses cahiers d’écolière. Une scène de pique-nique par un jour de grande chaleur, sous un arbre. Un homme ténébreux lève la main entre lui et l’appareil. Assise à ses côtés, une jeune femme lui sourit. Et dans le coin inférieur gauche – là où un tiers de la photo a été coupé -, une main féminine inconnue est posée à plat sur le gazon. C’est dans ce mémorial visuel mutilé et ambigu, cette photographie d’un autre âge, que subsiste tout le mystère du prodigieux dixième roman de Margaret Atwood, Le Tueur aveugle. D’une narration sublime, ce roman complexe truffé de tromperies assassines fait d’elle la seconde auteure canadienne, après Michael Ondaatje pour Le Patient anglais, à recevoir le très convoité Booker Prize britannique, l’équivalent du Goncourt français.

Tel un prisme, l’œil félin d’Atwood reflète plusieurs facettes d’une même vérité tout en ne niant ement la réalité. C’est pourquoi l’intrigue du Tueur aveugle, même résolue, distille encore le doute dans l’esprit du lecteur. Rejointe à Toronto en août dernier, elle nous a entretenus des raisons pour lesquelles il ne faut jamais prendre ses histoires au pied de la lettre.  » Le lecteur doit être actif. Il partage les jugements moraux du roman, comme toujours, mais avec une histoire comme la mienne, c’est plus que jamais nécessaire. Comment savoir si Iris nous dit la véritable histoire de sa famille puisqu’il y a toujours une certaine part de liberté lorsqu’on dit la vérité ? « , s’interroge l’écrivaine canadienne la plus lue au monde.

La vérité n’est pas simple. Le Tueur aveugle est un récit à deux voix ayant pour toile de fond Port Tinconderoga, petite ville à quelques heures de Toronto, et Zyrcon, une planète imaginaire. Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale entre en scène la narratrice, Iris Chase Griffen, aînée solitaire d’une famille ayant fait fortune grâce à la manufacture de boutons. Épouse malheureuse de l’ambitieux Richard Griffen, vivant dans l’ombre de Winifred, son imposante et très mondaine belle-sœur, Iris apprend le suicide de Laura, sa sœur cadette qu’on a toujours soupçonnée d’être un peu dérangée. Comme seul legs, Iris hérite d’un manuscrit intitulé Le Tueur aveugle, qui narre la sordide liaison entre une bourgeoise mal mariée et un très inventif sympathisant communiste. Au lit, après l’amour, le beau rebelle raconte à son amante une voluptueuse histoire de science-fiction qui deviendra, de manière posthume et grâce à l’intervention d’Iris, un scandaleux best-seller.  » L’histoire d’Alex Thomas [le  » véritable  » résistant que côtoieront les deux sœurs] s’inscrit dans la plus pure tradition des récits associés à la science-fiction – plus particulièrement à la pulp fiction – et met en scène un monde issu de son imagination transposé dans un contexte futuriste. C’est aussi un commentaire sur la vie sociale et politique de l’époque. Pendant les années 30, il y avait beaucoup de journaux et de magasins spécialisés dans cette sorte de fiction. Au Canada, toutefois, on ne trouvait pas d’équivalent à des magazines américains comme Weird Tales et Amazing Stories. C’était avant l’âge de la télévision. À cette époque, on avait bien quelques films mais l’avènement des films de science-fiction se déroula surtout pendant les années 50. Pourtant, la science-fiction comme forme littéraire a une longue histoire derrière elle : elle a débuté avec Platon pour continuer avec Jonathan Swift puis Thomas Moore. « 

Grâce à une habile mise en abîme, Le Tueur aveugle oscille entre la très sexy chronique d’Alex Thomas et l’élégante autobiographie d’une Iris octogénaire, cardiaque et résolue à écrire l’histoire de sa famille à Sabrina, sa petite-fille qui a fui en Inde. Insérées entre ces deux récits convergeant de façon spectaculaire, des coupures de presse jettent une autre lumière sur la fiction :  » Je fais toujours beaucoup de recherches historiques. Dans Captive, toutes les coupures de presse sont authentiques alors que dans Le Tueur aveugle, je les ai inventées. Tout de même, elles respectent le style des journaux de l’époque. Une des coupures, par contre, est véridique : celle de la description du voyage de la reine Mary. Mot pour mot et tirée du magazine Mayfair. Ce n’est donc pas moi qui ai écrit ces mots très  » fleuris  » !  » (Rires)

Taxée de féminisme et de porte-parole légendaire pour la protection et le développement d’une culture littéraire canadienne (Survival, son vibrant plaidoyer publié en 1972 et réédité au Boréal en 1987, l’a élevée au rang de figure de proue de cette légitime bataille), Margaret Atwood écrit pour mener une double vie : » Lorsque j’ai commencé à écrire, j’étais très jeune. À l’époque, l’état de la culture au Canada était particulièrement misérable. J’imaginais alors que je serais une artiste très pauvre, vivant quelque part en Angleterre avec une très petite audience. Tout ce qui est arrivé depuis est vraiment une grande surprise puisque lorsque j’ai commencé à écrire en 1956, il n’y avait pas de culture canadienne. « 

Héroïnes aux mille visages, les femmes d’Atwood – Zenia, le démon tentateur de La Voleuse d’hommes ; Grace, l’innocente victime de Captive ou l’étrange Laura, qui souffre d’une sorte d’autisme très faible lui faisant associer toute métaphore à une vérité -, incarnent toutes à des degrés divers la malléabilité d’une histoire, les visions multiples.

Paradoxale, l’œuvre de Margaret Atwood n’en est pas moins d’une logique implacable profondément implantée dans l’histoire. Curieusement, son art s’inscrit dans l’abandon qu’elle ressent face à son propre récit. Telle une sibylle, Lady Atwood se complaît à faire cohabiter les fards de l’illusion avec la vérité crue qu’elle seule maîtrise vraiment, finalement.

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