Margaret Atwood : Après moi le déluge

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Margaret Atwood annonce Le temps du déluge, une fable postapocalyptique fourmillant d’animaux mutants et de militants écolos complètement gagas. Discussion sur les rapports qu’entretiennent fiction et réalité avec la papesse canadienne du roman d’anticipation. Discussion sur l’avenir de l’humanité. Rien de moins.

Il y a la littérature d’un côté, l’actualité de l’autre. Et il y a ces moments où l’une déborde dans l’autre, brouillant momentanément la saine et rassurante frontière qui sépare ces deux mondes poreux. Comme lorsque des milliers de manifestants pro-vie prennent la Colline du Parlement d’assaut et que, quelques jours plus tard, vous avez Margaret Atwood, pimpante grande dame de la littérature canadienne et féministe devant l’éternel, au bout du fil. Alors, pour faire montre d’un brin d’esprit, vous lancez quelque chose comme: «Avez-vous parfois l’impression d’être une devineresse plutôt qu’une écrivaine (francophile, elle insiste pour que nous posions nos questions en français, auxquelles elle répondra dans un anglais émaillé d’expressions empruntées à la langue de Tremblay)?»

Madame Atwood a la générosité de rigoler, mais ce n’est vraisemblablement pas la première fois qu’on relève la nature tristement prophétique de certains de ses romans les plus estimés. «J’espère que je ne suis pas une devineresse, rétorque-t-elle. Plusieurs personnes font évidemment un parallèle entre ce qui se passe présentement et La servante écarlate [roman d’anticipation figurant un monde où un groupe de femmes est asservi à une caste dirigeante à des fins reproductives afin de contrer un taux de natalité à la baisse]. Ils répètent tous: « Ce roman n’est pas un plan, ce n’est pas une recette à appliquer. » Mais certaines personnes se comportent comme s’il s’agissait d’un plan.»

Du haut de votre âge vénérable, Madame Atwood, n’êtes-vous pas exaspérée par ceux qui viennent souffler sur les braises d’un débat depuis longtemps éteint? «Du moment qu’il y a un choix qui implique deux options que personne n’aime — parce que personne, bien sûr, ne s’exclame « oh yeah, je vais subir un avortement »—, il va toujours y avoir un litige», répond-elle posément. «Mais l’avortement n’aurait pas été inventé si les gens ne préféraient pas parfois cette option à l’autre. Ce sera toujours litigieux, parce que les gens considèrent le futur en se disant: « s’il n’y a plus d’enfants, il n’y aura pas d’avenir », mais ce n’est pas exactement la situation à laquelle l’humanité fait face.»

Fable postapocalyptique parodiant la Genèse, Le temps du déluge, plus récent roman d’Atwood, lève le rideau sur une planète en ruines, cherchant péniblement son souffle après avoir été mise à sac par le Déluge des airs, malgré les avertissements prophétiques d’Adam, le chef spirituel des Jardiniers de Dieu. Cette dystopie où s’épanouit une menaçante kyrielle d’animaux hybrides — liogneaux, porcons ou malchatons —, rejetons hallucinés d’un transgénisme ayant tourné en eau de boudin, prend le relais d’un précédent livre, Le dernier homme (Robert Laffont, 2005). Comme quoi la résurgence du roman d’anticipation observée au Québec dans la dernière année (Sous béton de Karoline Georges ou Quai 31 de Marisol Drouin) ne serait pas l’apanage de la Belle Province. «C’est mondial», confirme celle qui regroupait récemment sous le titre In Other Worlds: SF and the Human Imagination une série d’essais creusant sa relation à la science-fiction. «Le XIXe a été un siècle d’utopies, rappelle-t-elle. Les auteurs d’utopies pensaient en général que les progrès qui avaient cours appelleraient d’autres progrès. Je lisais récemment un blogueur qui émettait l’hypothèse que les dystopies, celles qui ont pris d’assaut le monde littéraire au XXe siècle, testent le futur pour nous. Comme si on écrivait tout ça afin de mesurer si c’est ce qu’on veut faire avec l’avenir ou si on préfère changer d’idée.»

Mais n’est-il pas trop tard pour renverser la vapeur? criera l’alarmiste. «Peut-être avonsnous déjà laissé tout sortir de la boîte de Pandore, peut-être avons-nous déjà mis en place les conditions préalables à un déluge», reconnaît l’auteure de La femme comestible. «Malgré tout, nous ne faisons pas toujours les mauvais choix. Nous avons inventé la bombe atomique, mais n’avons pas encore fait exploser la planète entière. Nous savons nous contenir, vraisemblablement. Bien sûr, les ressources ne sont pas infinies. Mais il y a des bonnes nouvelles: le contrôle des stocks de poissons leur permet de se régénérer, par exemple. Il y a des solutions, mais elles doivent être soutenues par une volonté politique, ce qui fait actuellement défaut au Canada. Le Canada est en fait dans une situation paradoxale. Le pays était jusqu’à tout récemment considéré comme un modèle de toutes sortes de belles choses. Cette réputation s’étiole malheureusement de plus en plus.»

Il y a donc de l’espoir pour l’humanité? demandons-nous, presque suppliant. Madame Atwood s’en amuse. «Even when there’s no hope, there’s still hope [Même quand il n’y a pas d’espoir, il y a encore de l’espoir]», s’esclaffe-t-elle.

Atwood dans la jungle gazouillante
«Comment dit-on followers en français», s’enquiert madame Atwood, alors que nous invitons Twitter dans la conversation. Très active sur le populaire site de microblogage, l’écrivaine signait deux passionnants essais sur le sujet pour le compte du portail Web de la New York Review of Books: Atwood in the Twittersphere et Deeper into the Twungle, ce dernier texte relatant en partie sa prise de bec par médias interposés avec Doug Ford, conseiller municipal et frère du maire de Toronto, Rob Ford, qui se glorifia de ne pas savoir à quoi pouvait bien ressembler la plus grande écrivaine canadienne, après avoir appris que celle-ci avait relayé une pétition militant pour la survie de la Bibliothèque publique de Toronto.

Il ne faudrait pas cependant espérer voir éclore une nouvelle littérature sur Twitter. «Il y a bien quelques exemples d’utilisateurs qui font un usage littéraire de Twitter, comme @VeryShortStory par exemple, qui écrit de très, très courtes nouvelles, en 140 caractères. Il est génial. Mais je crois que Twitter est idéal pour des campagnes comiques et incisives, juge Atwood. La récente campagne « Tell Vic Everything » [du nom de Vic Toews, ministre canadien de la Sécurité publique], en opposition à cette loi C-30 qui menace la vie privée, était très amusante. Les gens avouaient des trucs triviaux, comme ce qu’ils ont mangé au déjeuner, et des trucs très sérieux. Je ne suis pas sûre que ça a fait une différence, mais ça m’a fait sourire.»

Bibliographie :
LE TEMPS DU DÉLUGE, Robert Laffont, 448 p. | 34,95$

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