Lucía Etxebarría: L’anti-romantique

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Elle a le rire facile et parle le français avec une voix d'adolescente, malgré ses 41 ans bien sonnés. Mais l'écrivaine espagnole Lucía Etxebarria a les deux pieds bien ancrés dans le présent, et n'aime guère parler de ses livres passés. Son premier roman, Amour, Prozac et autres curiosités, qui raconte l'histoire de trois sœurs en quête de bonheur et recourant aux expédients les plus divers, continue pourtant de faire son chemin plus de douze ans après sa publication. Ce best-seller instantané, traduit dans vingt-sept langues, vient juste de paraître en Israël. Mais pour elle, c'est de l'histoire ancienne, un livre écrit par une femme qui n'a plus grand-chose à voir avec celle qu'elle est devenue aujourd'hui.

Son premier roman, Amour, Prozac et autres curiosités, qui raconte l’histoire de trois sœurs en quête de bonheur et recourant aux expé­dients les plus divers, continue pourtant de faire son chemin plus de douze ans après sa publication. Ce best-seller instantané, traduit dans vingt-sept langues, vient juste de paraître en Israël. Mais pour elle, c’est de l’histoire ancienne, un livre écrit par une femme qui n’a plus grand-chose à voir avec celle qu’elle est devenue aujourd’hui.

Et n’essayez surtout pas de lui faire parler de la biographie sur Kurt Cobain et Courtney Love qui l’avait précédé: «J’avais 28 ans, j’étais jeune et j’avais besoin d’argent. Est-ce qu’on peut parler d’autre chose?», lance-t-elle d’une voix suppliante dès qu’on aborde la question. «Imaginez qu’à 40 ans, poursuit-elle, on vous demande encore des nouvelles d’un homme dont vous avez divorcé à 30!» Lucía Etxebarría se souvient d’ailleurs avec amusement d’un étudiant canadien qui la harcelait pour parler d’un de ses premiers livres: «Il n’arrêtait pas de me parler de la page 124, et de ce qui se passait à la page 124! Mais moi, je ne me souvenais plus tout de ce que j’avais écrit dans cette fameuse page 124!», s’exclame-t-elle.

Quand le succès vous colle à la peau
Exit la nostalgie, donc, quand on discute avec la romancière espagnole, qui a pourtant connu le succès dès ses débuts. Au point qu’on peut certainement parler d’un «phénomène Etxebarría». Alors que son premier roman lui vaut les louanges publiques d’Ana Maria Matute, une auteure respectée et bien établie en Espagne, son deuxième, Béatriz et les corps célestes, remporte le Nadal, le plus ancien des prix littéraires espagnols, et s’envole aussitôt à 200 000 exemplaires alors que, généralement, il ne vaut à ses auteurs qu’un succès d’estime. Puis en 2004, nouvelle consécration alors qu’elle rafle le très prestigieux Planeta, presque aussi lucratif qu’un Nobel, grâce à Un miracle en équilibre. Si ce livre où une femme dit tout l’amour qu’elle a pour sa petite fille alors que sa mère se meurt à l’hôpital a tant séduit, c’est sans doute parce qu’il touche un thème universel en parcourant la vie de femmes de générations différentes, entre la naissance et la mort. Mais contrairement à ce qu’on pourrait penser, c’est la mort plus que la maternité qui a servi de moteur à l’écrivaine: «J’étais en train de perdre mon père en même temps qu’un ami très cher, ils étaient tous les deux à l’hôpital et, pour l’un comme pour l’autre, je savais que c’était la fin. J’avais déjà perdu tant d’amis, à cause de l’héroïne, puis du sida, que je ne pouvais plus arrêter d’imaginer que j’allais mourir demain. Et je me disais:  » Il faut que ma fille sache qu’on n’a qu’une seule vie, et qu’il ne faut pas la gaspiller en perte de temps et en discussions inutiles. « »

À l’instar des livres précédents, Un miracle en équilibre offre aussi une réflexion décapante sur le fait d’être une femme dans le monde d’aujourd’hui, thème cher à Etxebarría, qui n’en revient pas de voir à quel point notre société demeure machiste alors que, encore et toujours, les femmes se laissent ronger par le doute et les remises en question: «Pour faire ma vie, j’ai dû travailler dur, faire des sacrifices incroyables. En tant que mère célibataire — la première de ma famille! —, j’ai dû trouver de nouvelles solutions pour des situations nouvelles. Mais en Espagne, comme dans le reste du monde, je pense qu’il y a toujours un chemin plus facile pour un homme. Et il ne sera pas jugé, comme je l’ai été à cause du contenu sexuel de mes livres. Qu’un homme écrive ce genre de choses, ce n’est pas un pro­blème. Moi, pour des scènes qui n’étaient même pas si osées, j’étais cataloguée  »écrivaine érotique »,  »adepte du sadomasochisme »,  »enfant terrible » ou  »écrivaine polémiste ». Et je pense que ce serait la même chose au Québec.» Un Québec qu’elle trouve plutôt puritain, finalement, avec ses enfants qui ne se baignent jamais nus, ces poitrines qu’on ne dévoile jamais en public, et où il est mal vu de toucher les inconnus — surtout ceux de l’autre sexe, et surtout dans un bar! Elle se souvient encore de l’émeute qu’elle a failli provoquer en se pro­menant nue entre sa chambre et la salle de bain dans l’appartement qu’elle partageait avec d’autres locataires du temps où elle vivait à Montréal. Et elle n’en revient toujours pas d’avoir été jetée en prison pour avoir osé porter un monokini en Californie!

Une Espagne en déséquilibre
Pour une raison ou pour une autre, quoi qu’elle dise et quoi qu’elle fasse, la controverse semble lui coller aux talons autant que le succès. Sa fréquentation de la faune homosexuelle madrilène lui a d’ailleurs valu une étiquette d’auteure lesbienne aussi tenace qu’injustifiée: «Ça, c’est parce que je vis au centre-ville!, explique-­t-elle. À Madrid, la plupart des familles vivent en banlieue, parce que les appartements du centre sont carrément hors de prix. Internet est d’ailleurs devenu le seul moyen pour moi de garder contact avec mes amis hétérosexuels. Alors mes copines lesbiennes sont les seules que je peux voir tous les jours. C’est probablement difficile à comprendre au Québec, où je trouve la vie incroyablement bon marché.» Son pays, elle l’observe donc depuis son quartier, sans complaisance, transformant son quotidien en matière à roman sitôt qu’il a été absorbé par l’imaginaire. Ainsi en va-t-il de la mort de son père, devenue la mort d’une mère dans Un miracle en équilibre, alors qu’un meurtre sordide est repris presque tel quel dans Cosmofobia. Et quand elle récupère une pénible poursuite qu’on lui a intentée pour plagiat et la transforme dans un livre en un procès rocambolesque contre un magazine à potins, on ne peut certainement pas lui reprocher de manquer d’air ni de piquant!

Consciente d’avoir trouvé dans l’écriture une parfaite thérapie, Lucía Etxebarría ne peut cependant s’empê-cher de critiquer ses concitoyens et ce pays auxquels elle reste attachée, même si elle les trouve souvent insupportables: «L’Espagne, c’est le supermarché européen de la drogue, constate-t-elle. C’est nous qui avons la consommation de cocaïne la plus élevée au monde, et le record de consommation de cannabis de l’Union Européenne. On boit beaucoup, et il y a beaucoup de corruption politique et institutionnelle. Par exemple, il y a toujours cette idée que pour obtenir quelque chose, tu dois avoir une relation d’amitié, parce que c’est l’idée qu’une dictature soutient. Et la position de l’Espagne est stratégique dans le marché de la drogue.» Une situation sur laquelle, selon elle, le gouvernement préfère fermer les yeux: «La position institutionnelle, c’est la négation de la vérité. On commence à peine à lire, dans les journaux sur ce problème. Mais moi qui habite à Madrid, je sais que c’est un problème incroyable.»

Cette Espagne rongée par le racisme et la corruption, parfois violente envers ses propres enfants et si portée sur les expédients, c’est celle qu’elle met en scène dans Cosmofobia, son roman le plus ambitieux à ses yeux. Pour l’écrire, elle a mené une recherche digne d’une documentariste, interviewant près d’une centaine de personnes de tous les milieux imaginables, avant de mélanger les histoires et de modifier les noms: «Après toutes les histoires de femmes de mes autres romans, j’avais vraiment envie de changer!», avoue-­t-elle. Même le centre pour enfants en difficultés du roman existe vraiment. Elle y a d’ailleurs travaillé quelque temps avant d’abandonner, complètement déprimée: «Il faut de vrais professionnels pour travailler avec ces enfants. Le Nicki que je décris dans mon roman, c’était un vrai sociopathe à 8 ans. Il vivait dans une famille déstructurée avec des problèmes affreux. On savait tous qu’à 14 ans, il se retrouverait dans la rue avec un gang. On ne pouvait rien changer à son destin.»

Amour, franc-maçonnerie et autres curiosités
Dans Cosmofobia comme dans la plupart des livres d’Etxebarría, la quête d’identité et d’intégration est au cœur du propos. Et si la famille y joue un rôle clé, c’est une famille où la violence psychologique est latente. Mais l’amour dont il est question n’a rien à voir avec l’idée romantique qu’on s’en fait trop souvent: «Je ne crois pas que l’amour soit un thème dominant dans mon œuvre. Et surtout, je ne crois pas au mythe de l’amour romantique. Dans mon dernier livre, Je ne souffrirai plus par amour, j’ai d’ailleurs fait très attention de ne pas cataloguer les relations amoureuses. Le premier problème qu’on a dans la civilisation occidentale, c’est qu’on appelle amour une relation sexuelle. Mais moi, si je pense à l’amour, la première personne qui me vient à l’esprit, c’est ma fille. Ça, c’est un rapport amoureux.»

Lucía Etxebarría n’a aucune idée de ce qui fait son succès, mais ce dont elle est sûre, c’est que son lectorat, loin de ne se composer que de jeunes femmes, est plus varié qu’on pourrait l’imaginer. On n’a qu’à penser à Un miracle en équilibre, décrit par beaucoup comme un livre sur la maternité, mais qui lui a pourtant permis de toucher un vaste public d’hommes âgés — et de gauche! Elle les a séduits en abordant le thème de la franc-maçonnerie, très présente en Espagne jusqu’à ce que Franco tente de la rayer de la carte: «Du coup, je me suis gagné l’adhésion de tous les francs-maçons d’Espagne, qui ont entre 60 et 80 ans! Et je suis devenue l’idole des Noirs et des Marocains d’Espagne avec Cosmofobia. D’un roman à l’autre, on ne sait jamais quel groupe on va toucher», soutient Lucía Etxebarría. Son prochain sujet de réflexion? Notre tendance à l’hyperconsommation, si justement dénoncée par l’auteur français Guy Debord dans un essai paru en 1967, La société du spectacle: «J’ai énormément appris de ce livre, c’est devenu ma bible!», précise-t-elle.

Pour Etxebarría, la plupart des Occidentaux ne vivent pas dans le monde réel. Toutes ces femmes qui s’affament pour rentrer dans une robe trop petite, ces hommes qui passent leur vie à travailler pour se payer une voiture de luxe dont ils n’ont aucun besoin… «Beaucoup de ceux qui vivent à plein cette société consumériste ne prennent jamais le temps de réfléchir à ce qu’ils font de leur vie», conclut-elle. Ces gens qui vivent dans l’hypermatérialisme sont finalement obsédés par des choses qui n’ont rien de réel. C’est ce dont parlera mon prochain roman.»

Bibliographie :
Cosmofobia, 10/18, 416 p., 14,95$
Un miracle en équilibre, 10/18, 414 p., 15,95$
Béatriz et les corps célestes, 10/18, 316 p., 15,95$
Amour, Prozac et autres curiosités, 10/18, 282 p., 15,95$
Je ne souffrirai plus par amour, Éditions Héloïse d’Ormesson, 288 p., 29,95$
La société du spectacle, Guy Debord, Folio, 224 p., 12,95$

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