Laurent Gaudé: L’Eldorado intérieur

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Laurent Gaudé est un écrivain voyageur. Un vrai. Le genre qui vous transporte, d'un livre à l'autre, de l'Italie d'aujourd'hui à une Afrique mythique et ancienne, des tranchées de la Première Guerre mondiale aux quêtes contemporaines.

D’ailleurs, il le dit lui-même en discutant d’Eldorado, son quatrième roman, qui s’intéresse aux routes migratoires très achalandées où des dizaines de milliers de personnes s’engagent chaque année dans l’espoir de gagner l’Europe et une nouvelle vie. «Ce qui m’intéresse, c’est le voyage, résume-t-il. Et les peuples, aussi, ajoute-t-il rapidement, ceux qui cherchent l’eldorado européen, en particulier.»

Parlant de parcours, celui de Laurent Gaudé n’est pas mal non plus. D’abord dramaturge, il est vite joué sur les scènes nationales françaises, Comédie-Française comprise, avant de voir ses pièces jouées en Allemagne et au Royaume-Uni – et même, discrètement, au Québec, lors de lectures publiques et de productions étudiantes. Son deuxième roman, La Mort du roi Tsongor, un texte épique et presque mythique paru en 2002, remportait coup sur coup le Goncourt des collégiens et le Prix des libraires. Le troisième roman, Le Soleil des Scorta, devait ensuite lui valoir le Goncourt tout court en 2004 : une première pour la maison Actes Sud, ce qui était un événement en soi.

Étonnants voyageurs
Bref, présumons que Laurent Gaudé ne se sent pas trop pressé de changer de vie, à l’inverse des personnages d‘Eldorado. Pour eux, le voyage est une nécessité absolue, motivée par le désir d’améliorer sa condition ou, dans un cas précis, de trouver un sens à sa vie. En effet, tandis que d’autres personnages, en particulier deux frères soudanais, cherchent à trouver une entrée vers l’Europe, le commandant Piracci, chargé depuis des années d’intercepter les illégaux qui cherchent à accoster en Italie, voudra à son tour remonter le courant et tenter de comprendre ce qui se cache derrière tout ce mouvement d’humanité. La rencontre avec une femme qui avait perdu son bébé, mort pendant une douloureuse traversée interceptée par Piracci, déclenche chez lui une quête qui devient, selon l’auteur, une forme de dépouillement graduel des appas de l’existence. «Des trajectoires de tragédies, de rites initiatiques», souligne Gaudé.

Cette quête de sens, cette exploration des rêves et des aspirations des personnages donnent une dimension supplémentaire à ce qui pourrait autrement ressembler à un long reportage sur la dureté des routes migratoires. «Je ne fais pas un livre militant. J’avais envie de m’approprier les personnages»,
insiste-t-il.

Bien sûr, le théâtre est réaliste et le sujet, d’actualité. Et l’ancrage s’est fait en terrain connu : «Je voulais travailler sur les routes de migration vers l’Europe. L’Italie et l’Espagne sont deux des principales portes d’entrée. Mon cœur s’est porté vers l’Italie», explique celui dont la femme est originaire des Pouilles, tout au sud de la péninsule.

Le choix de l’Italie mettait aussi en lumière le côté parfois tragique de l’immigration illégale, des tromperies qui guettent les migrants, les coulisses de l’arrivée des sans-papiers au sein de l’Union européenne : «La question de l’immigration se pose partout en Europe, mais l’Italie est un endroit où les gens arrivent, puis ils repartent. À Paris, dans ma vie quotidienne, il n’y a pas ce côté très concret du phénomène, le fait d’avoir 68 personnes, dont dix sont mortes, qui arrivent dans une barque et dont l’on se demande ce qu’on fait avec», raconte Laurent Gaudé.

Tout au long du roman, l’indignation du romancier se fait tout de même sentir, et ses velléités éditoriales aussi. Mais le projet littéraire a quand même eu le dessus : «Au départ, j’avais conçu un livre plus simple. Quatre ou cinq personnes suivant des trajets parallèles vers l’Europe. Mais après en avoir écrit une partie, ça ne m’a pas tellement plu. Avec juste des clandestins, ça faisait comme un photoreportage. Et on est quand même dans un roman. Or, c’est le problème des sujets politiques actuels. C’est très noble de se donner une tribune – si c’est dans un journal. Mais dans le cas d’un roman, il y a un pacte avec le lecteur.» Et ce pacte, c’est qu’il y aura un récit, des personnages que l’on aura envie de connaître – bref, que la réalité sera incarnée, pas seulement expliquée.

L’approche littéraire, de plus, donnait la possibilité d’étudier les caractères et les motivations des personnages, de faire comprendre que l’immigration, légale ou non, est loin d’être un raccourci : «Il y a un grand courage dans la volonté de ces gens, pense l’écrivain. On en parle souvent en termes de criminalité. Ce n’est pas entièrement faux, puisqu’ils sont hors justice, mais ils ont aussi du courage.»

La parole en bouche
Cette impression de courage, doublé du sens dramaturgique de Gaudé, confère un caractère presque épique – voire un brin théâtral – à l’écriture du roman et surtout, aux dialogues, qui prennent l’allure de longues envolées et de soliloques bien sentis. Déformation professionnelle, confirme l’auteur de huit pièces et de quatre romans : «J’ai vraiment l’impression d’en avoir fini avec un personnage quand je lui donne la parole. Beaucoup d’auteurs réussissent à les faire vivre par les descriptions. Je n’y arrive pas. Et j’aime bien donner la parole.»

Cette prise de parole, il faut bien le dire, n’est pas très gaie pour autant. Les personnages d’Eldorado voient leur parcours parsemé d’embûches, de violences et de tromperies. Selon le mot même de Laurent Gaudé, ils se voient «salis» par les expériences douloureuses qu’ils ont dû traverser. Mais alors, dans ce monde où la violence et la mort guettent à tous les détours, le titre Eldorado ne devient-il pas ironique? «Dans aucune mesure. Quand on dit le mot « eldorado », on sait bien que ça n’existe pas. Pourtant, ça ne nous empêche pas d’y croire. On a tous un eldorado en soi. C’est la part précieuse du désir», conclut Gaudé.

Bibliographie :
Eldorado, Actes Sud, 240 p., 25,95$
Le Soleil des Scorta, Babel, 288 p., 12,95$

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