Il aura fallu attendre plus de dix ans pour que Jonathan Safran Foer revienne au roman. L’écrivain new-yorkais, qui avait débarqué en fanfare sur la scène littéraire en 2002 avec Tout est illuminé, puis avait connu la consécration avec Extrêmement fort et incroyablement près (Prix des libraires du Québec) en 2007,vient de publier Me voici. Un livre doux-amer, et empreint de mélancolie, où l’auteur chronique le divorce d’un couple juif-américain sur fond de crise au Moyen-Orient.

S’il signe avec Me voici son grand retour à la fiction, Jonathan Safran Foer n’a pas chômé durant la dernière décennie. Outre un plaidoyer en faveur du végétarisme (Faut-il manger les animaux?), il a également publié un livre-sculpture (Tree of Codes), travaillé sur un projet de série pour HBO… « Pour que je me mette à écrire, il faut que le sujet me semble important, qu’il soit à la hauteur de l’investissement qu’il va me demander en temps, en énergie… Et ce livre, Me voici, a véritablement réveillé quelque chose en moi », explique Jonathan Safran Foer.

Les protagonistes du roman, Jacob et Julia Bloch, vivent confortablement dans leur vaste maison de Washington avec leurs trois enfants : Sam (13 ans), Max (10 ans) et Benjy (6 ans). Ils ont de belles carrières, même s’ils ne se réalisent pas vraiment dans leur métier. Lui est scénariste pour la télévision et rêve de monter sa propre série. Elle est décoratrice d’intérieur, mais elle sait que c’est gâcher ses (immenses) talents d’architecte que de rénover les cuisines de gens aisés plutôt que de signer ses propres bâtiments.

Un jour, Julia découvre dans la salle de bains un téléphone débordant de sextos que Jacob a envoyés à une collègue. À partir de ce moment, le vernis des apparences s’étiole et le couple Bloch est sur les rails du divorce. Mais si la liaison de Jacob est l’étincelle qui allume la mèche, ce qui a gangrené le couple de Julia et Jacob était plus insidieux. Enfermés dans leur routine, les Bloch n’ont pas réalisé qu’ils n’arrivaient plus à communiquer, que leur mariage était en train de prendre l’eau, qu’ils s’éloignaient petit à petit l’un de l’autre, inexorablement.

« Je ne sais pas combien de gens sont venus me dire :“Cette distance, c’est exactement ce qui m’est arrivé!” », confie Jonathan Safran Foer. « Des choses évidentes au début comme faire l’amour, ou simplement le fait de partager ses émotions sont devenues extrêmement complexes. »    

L’auteur a lui-même vécu un divorce pendant la rédaction du livre. Mais Me voici n’est pas un récit autobiographique. « Mon divorce n’est pas de ceux qu’on décrit dans les romans, il n’y a pas eu de liaisons, pas de grandes disputes, c’était finalement assez ennuyeux. Mais j’ai vécu la dissolution de ma cellule familiale, et cet événement a forcément été au cœur de mon être pendant que j’écrivais le livre », explique-t-il.

Les choix impossibles
À la crise domestique que traverse la famille Bloch s’ajoute une crise internationale majeure : un tremblement de terre en Israël encourage une coalition de treize pays du Moyen-Orient à liguer leurs forces contre l’État hébreu affaibli. Le premier ministre israélien considère que la situation est si extrême qu’il appelle tous les juifs du monde à rejoindre Israël.

Jacob, qui n’a pas le moindre entraînement militaire ni d’autres liens avec Israël que quelques cousins et une religion qu’il ne pratique qu’en dilettante, devrait-il aller combattre auprès des juifs israéliens? Devrait-il choisir la défense d’un pays (qui n’est pas le sien) plutôt que ses enfants, son travail?

Alors que Julia lui parle de la stratégie à adopter pour annoncer le divorce à leurs enfants, Jacob ne peut s’empêcher d’avoir le regard attiré par la télévision qui affiche des images terribles de la situation en Israël. Elle apostrophe son mari : « Je suis consciente que le Moyen-Orient sombre dans le chaos et que le monde entier est au bord du gouffre, mais ce qui se passe ici est plus important, là, tout de suite. » Pour elle, c’est clair : la famille passe avant tout.

Cette question de la gestion des priorités est centrale dans Me voici. Les personnages sont perpétuellement écartelés entre des envies contradictoires, tentant de réconcilier l’impossible, de tout gérer de front, d’être partout à la fois. Dans ce numéro d’équilibriste où ils essaient de concilier vie de couple, carrière, famille, loisirs, etc., Jacob et Julia sont perpétuellement à deux doigts de la chute. Est-il même possible d’être tout à la fois un bon père, un amant, un mari, un entrepreneur, un créatif? De se réaliser à la fois dans sa vie professionnelle, dans son couple, dans son rôle de mère?

Le titre du roman lui-même se réfère au passage de la Genèse où Dieu met Abraham à l’épreuve et lui ordonne de sacrifier son fils Isaac. Dieu appelle Abraham, et celui-ci répond immédiatement : « Me voici. » Dans les quelques lignes qui suivent, Isaac se rend compte que son père a bien apporté le feu et le bois pour le bûcher, mais n’a pas d’agneau sous le bras. Il interpelle alors son père qui lui répond également : « Me voici. » Les exégèses de la Bible considèrent qu’à travers ce « Me voici », Abraham indique qu’il est totalement présent, sans réserve aucune, à la fois pour Dieu et pour son fils. Un fils qu’il mène pourtant à l’abattoir. Joli paradoxe!

La clarté dans la noirceur
Malgré la pesanteur du sujet, Jonathan Safran Foer s’appuie sur une galerie de personnages secondaires hauts en couleur – les enfants, les grands-parents, les cousins israéliens… – pour émailler Me voici de scènes parfois hilarantes. Le dialogue surréaliste sur la rencontre aux urinoirs de Spielberg et de son pénis pas forcément circoncis est un grand moment. La double page consacrée à la découverte de la masturbation (frénétique) par Sam est absolument tordante. « Il y aurait des tas d’explications pour justifier la présence de cette scène, explique l’auteur, mais je crois qu’au fond, j’ai décidé de l’inclure dans le livre simplement parce qu’elle était le fun! »

Photo : © Basso Cannarsa-Opale Leemage

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