Grégoire Delacourt : Aller danser dans la montagne

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Président d'honneur du Salon international du livre de Québec


Dans son tout dernier roman, Grégoire Delacourt explore les contours de nos gouffres individuels et met à nu nos désirs inassouvis. L’idée derrière Danser au bord de l’abîme est simple : si vous étiez frappé par le coup de foudre, auriez-vous le courage de répondre à l’appel de l’inconnu? Au bord de l’abîme, prendriez-vous le risque de vous envoler, sachant qu’il est aussi probable que vous chutiez?

Emma est une femme et une mère comblée. Enfin, c’est ce qu’elle croit. Jusqu’au jour où le geste délicat et banal d’un inconnu dans un bistro crée un séisme en elle. Il s’est essuyé doucement la bouche avec une serviette de table, à l’autre bout du restaurant, et notre Emma sait que le monde qu’elle a connu ne sera plus jamais pareil. Comme la petite chèvre de monsieur Séguin, elle n’a plus qu’une seule envie désormais : aller dans la montagne. Tant pis pour le loup. Tant pis si partir est le début de la fin. L’abîme est devenu son obsession; elle ira coûte que coûte danser au bord du précipice.  

La chute qui donne des ailes
Grégoire Delacourt croit en effet au coup de foudre : « À tout moment, on peut tomber amoureux et c’est magnifique! On est alors touché droit au cœur par quelque chose de plus grand que soi. On peut bien sûr vivre un coup de foudre et refuser d’y répondre; Emma, elle, a le courage de dire oui. » L’écrivain français mainte fois primé raconte que, comme son héroïne, il a un jour changé de trajectoire de manière tout à fait inattendue, et ce, même si cela n’a pas été facile à bien des égards. « J’ai vécu ce coup de foudre et j’ai dû expliquer à mes enfants pourquoi je les abandonnais pour aller vivre avec une autre; j’ai alors réalisé le mal que ce “oui” peut faire aux gens autour de soi… »

Emma a conscience, elle aussi, que pour assouvir son désir elle devra abandonner mari et enfants, que sa passion engendrera beaucoup de douleur autour d’elle. Elle fera néanmoins le grand saut. « L’abîme, ce n’est pas seulement l’endroit d’où on peut chuter; c’est aussi l’endroit d’où l’on peut s’envoler », rappelle M. Delacourt. En choisissant de répondre au désir qui la happe de plein fouet, Emma se choisit elle. Ce courage-là remue les entrailles de la maternité, mais il est beau, et il donne envie de danser. À son mari qui, beaucoup plus tard, lui demandera : « Mais tu as eu du désir pour lui », Emma répondra « Non, Olivier, je te le répète, j’ai eu du désir pour moi. »

Un désir au féminin
Le « jeune » auteur dans la cinquantaine, qui publie ici son sixième roman en sept ans, renoue donc avec une narration au féminin qui lui avait merveilleusement bien réussi dans La liste de mes envies. Pourquoi? C’est simple : « Si j’avais raconté l’histoire du point de vue de l’homme, ça aurait été d’un ennui mortel! Imaginez un homme qui entre dans un bistro, voit une belle femme assise au comptoir et en tombe amoureux : c’est sans intérêt. »

Delacourt s’est donc mis lui-même au bord de l’abîme, s’aventurant hors de sa zone de confort pour raconter l’histoire d’une femme, au plus profond d’elle-même. Il a ce talent-là et aussi celui d’apporter le lecteur complètement ailleurs, alors même que celui-ci croit avoir tout deviné de l’histoire à venir.

Point de bascule
Comme la petite chèvre qui a marqué l’enfance de bon nombre de lecteurs, Emma décide de faire fi des mises en garde de son entourage et risque « sa vie » pour répondre au désir profond, abyssal, qui ne la quitte plus depuis plusieurs semaines, depuis qu’elle a posé ses yeux sur cet inconnu. Or, comme dans Les lettres de mon moulin, les choses tournent mal pour la belle qui a soudain soif de liberté.

Grégoire Delacourt ne nie pas que Danser au bord de l’abîme est une version contemporaine de La chèvre de monsieur Séguin. « En plus ambitieux, précise-t-il. Ce roman va plus loin que la nouvelle d’Alphonse Daudet. Blanquette est prête à donner sa vie pour goûter la liberté de la montagne, mais “donner sa vie” n’a pas besoin de signifier mourir. » C’est une subtilité que l’auteur affine sur plus de 360 pages. À un point tel qu’il en vient à affirmer, en toute fin d’entrevue : « S’il fallait le résumer, je dirais que Danser au bord de l’abîme est un livre d’amour de la vie. »

Oui, Emma aura mal (on ne vous dit pas pourquoi, afin de garder intact votre plaisir de lecture), mais malgré la douleur, malgré la chute, elle vivra. « Emma comprendra que donner sa vie pour ceux qu’on aime signifie, au contraire, rester en vie pour eux. »

Le présent, comme seule certitude
Un peu à la manière de La liste de mes envies, Danser au bord de l’abîme revient avec cette idée entêtante que le présent est, finalement, le seul lieu de bonheur possible. « En fait, le thème de l’instant présent est encore plus fort, plus radical, que dans La liste de mes envies. On comprend avec Danser au bord de l’abîme que c’est seulement au présent qu’on peut avoir la conscience absolue d’être en vie. »

Il y a quelque chose de fragile et de résolument vertigineux dans cet instant présent où tout peut chavirer, mais il y a également quelque chose de puissant et d’enivrant dans le fait de danser au bord du vide. « La liberté n’a de valeur que parce qu’on peut la perdre », confirme notre interlocuteur.

Nous vivons tous des manques qui creusent en nous des précipices. À nous de décider si ceux-ci causeront notre chute ou s’ils seront le tremplin de notre envol. Voilà ce que sous-tend le tout dernier roman de Grégoire Delacourt.

Oserez-vous aller danser dans la montagne?

 

En complément :
Les invités d’honneur du Salon international du livre de Québec 

Photo : © Emmanuelle Hauguel

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