Éric Reinhardt : La forêt des mal-aimés

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Dans L’amour et les forêts, roman-événement de la rentrée littéraire, Éric Reinhardt fouille les profondeurs du cœur d’une femme harcelée. L’écrivain nous explique comment il ausculte, par le fait même, également beaucoup le sien.

« Vous devriez écrire un livre sur ma vie » trône assurément, et souverainement, au sommet du palmarès des phrases que les écrivains entendent le plus souvent de la bouche de leurs lecteurs. C’est pourtant ce genre de propositions qui propulsait en 2011 Éric Reinhardt dans les bras de son prochain roman, L’amour et les forêts. « La plupart du temps, les écrivains fuient ces phrases », reconnaît-il au bout du fil, depuis la France. « On ne peut pas raconter la vie de tout le monde. Et puis, souvent, ce n’est pas si intéressant que ça, les histoires que les gens veulent raconter. »

Mais il se produira cette journée-là, dans un train à bord duquel Éric Reinhardt prend place, quelque chose de l’ordre de la rencontre qui transforme à jamais. Une passagère reconnaîtra l’écrivain qu’elle avait aperçu dans sa télévision, lui déballera d’un seul souffle sa vie de femme harcelée par son mari, puis lui demandera de sublimer son drame dans un roman. Pourquoi Éric Reinhardt dira-t-il oui? Il y a, d’abord, que l’auteur du Moral des ménages et du Système Victoria avait déjà reçu dans la foulée de son Cendrillon (2008) de nombreuses lettres de lectrices relatant des drames semblables. Mais il y a aussi que « la rencontre avec une histoire qu’on a envie de raconter, c’est aussi rare qu’un coup de foudre, aussi rare que l’éruption du sentiment amoureux qui vous touche au cœur très profondément, explique-t-il. Dans ce cas-ci, il s’agit de la rencontre avec un livre qui était déjà en moi, qui attendait la rencontre avec une autre personne pour se déployer. C’est un peu comme si l’histoire que cette femme m’a racontée était une flèche lancée vers ma poitrine qui, en touchant ce livre qui était en moi, l’a fait s’ouvrir, exploser, se dilater. »

Se réconcilier avec la sincérité
Sur ce terreau, celui d’une triste anecdote qui aurait pu ne demeurer qu’une triste anecdote, Éric Reinhardt fera fleurir avec les outils de la fiction le personnage de Bénédicte Ombredanne, manière d’Emma Bovary des classes moyennes qu’il façonnera à partir du récit de la femme du train, mais aussi beaucoup à partir de sa propre sensibilité.

Après un premier chapitre dans lequel Reinhardt met en scène, sous forme d’autofiction, sa rencontre avec Bénédicte, L’amour et les forêts se voile rapidement des banales teintes de gris du quotidien de cette professeure de français au lycée, tyrannisée par un mari auquel la psychiatrie contemporaine accolerait l’étiquette de pervers narcissique. Mais un soir, alors que cet homme détestable joue pour une énième fois le grand jeu de la repentance, une Bénédicte dépitée s’inscrit sur Meetic, un site de rencontre. Le temps d’un seul court séjour dans les bras d’un amant à la campagne, la Bénédicte Ombredanne spirituelle et idéaliste que nous avions entraperçue dans les premières pages du livre reprend ses droits. Nouveau basculement du récit. Reinhardt passe alors complètement en mode fleur bleue, aménage une clairière de romantisme au cœur d’un roman autrement tragique, réenchante des tonalités depuis longtemps proscrites en littérature.

Vous aviez limpression de jouer daudace en prenant ainsi à rebrousse-poil cette époque pétrie de cynisme? « La forme du roman tout entier exprime une forme de candeur et de sincérité, avec un aspect presque sentimental, reconnaît-il. Ce roman dit : “Il faut s’ouvrir le plus possible pour recevoir les bonnes et belles choses que le monde peut apporter.” Dire ça alors qu’on est dans un monde où on a l’impression que pour se défendre, il faut être calculateur et manipulateur, se fermer le plus possible, ne pas avoir d’illusion, être l’inverse de candide, nécessite une forme d’audace, c’est sûr. » Un plaidoyer qui décontenancera peut-être ceux qui n’auraient fréquenté que les premiers romans d’Éric Reinhardt, traversés de part en part par une forme d’ironie péremptoire, de regard piquant sur une société de la cruauté et de la compétition.

Pourrait-on conclure à une réconciliation entre l’écrivain et la sincérité? « Ma prédisposition naturelle est d’être dans une forme de candeur, confie-t-il, mais je suis très sensible au sentiment d’injustice et, face à l’injustice, ma sincérité se transforme instantanément en ironie. Après avoir, à mes débuts, exprimé la révolte et la colère qui pouvaient y avoir en moi, je me suis dit que le plus important n’était pas là, que ce qui avait la plus grande richesse était enfoui plus profondément. Alors je suis allé explorer ces profondeurs. Je ne suis jamais allé aussi loin dans l’exploration de ma vie intérieure et de mon rapport au réel qu’en créant le personnage de Bénédicte Ombredanne. »

Tout peut arriver
Si L’amour et les forêts plonge ses racines dans la vie très concrète, dans le drame authentique d’une vraie femme, ce roman foisonnant en forme d’ode à un imaginaire refuge n’a rien de ces livres-témoignages qui pullulent sur les rayons des pharmacies. Nous sommes indéniablement ici au pays de la littérature. Ce qui n’empêche pas Éric Reinhardt de nourrir l’espoir que sa lecture puisse éventuellement secouer certaines femmes prises sous le même genre de joug pénible que Bénédicte.

« La littérature ne doit pas poursuivre des objectifs de ce genre, précise-t-il, mais on ne sait jamais quelles répercussions un roman aura dans la vie d’un lecteur. Peut-être que ce livre aidera des femmes qui se projetteront dans le personnage de Bénédicte Ombredanne à quitter leur mari ou à parler, tout simplement. »

Dans quel état desprit montez-vous dans le train désormais? « Ce roman n’existerait pas si je ne m’étais pas assis ce jour-là à côté de cette femme. C’est à la fois vertigineux et effrayant : penser qu’on peut passer à chaque instant à côté d’un livre… Mais en même temps, ça donne confiance en la vie. Tout peut arriver, y compris les choses les plus belles, les plus fortes, suffit d’en avoir envie, d’être très attentif, très ouvert. Si la plupart des gens disent qu’il ne se passe rien dans leur vie, c’est parce qu’ils ne regardent pas autour d’eux. Je ne peux pas monter dans un train sans me dire qu’il va peut-être m’arriver quelque chose de beau. C’est aussi ça, la candeur. »

Photo : © Catherine Hélie 

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