« Je parle d’un monde où les putes pouvaient choisir d’être des princesses, des elfes, des fées, des sirènes, des petites filles, des femmes fatales. Je parle d’une maison qui prenait les dimensions d’un palais, les douceurs d’un havre » : Emma Becker, auteure (Mr. et Alice) et journaliste française, a écrit un ouvrage à mi-chemin entre le roman et le reportage, sur une maison close de Berlin. Une Maison, avec une majuscule, qui l’a accueillie deux ans durant sans savoir qu’elle projetait de publier son expérience. En répondant à nos questions, Emma Becker a consenti à sonder devant nous son travail d’écrivaine. Plongeons.

On dit que « je » est un autre. En ayant en tête, tout au long de votre expérience dans un bordel, que vous étiez en train d’y trouver matière à roman, cela n’a-t-il pas teinté votre vision des choses? Est-ce possible que votre vision soit totalement différente de celle d’une fille qui aurait travaillé dans un bordel sans l’objectif d’en écrire un livre?
Je sais que le fait d’être écrivaine, même si mes finances ne dépendent pas vraiment de cette activité, représentait une porte de sortie. Non pas une protection, parce que le fait d’écrire ne m’a protégée de rien, et que je ne sentais pas, à la Maison, le besoin de me protéger ou d’être autre chose qu’une prostituée. Beaucoup de mes collègues étaient également des artistes, et trouvaient dans l’exercice de ce métier la liberté d’exercer leur passion. Nous étions toutes des artistes en puissance, que nous soyons plasticiennes, auteures, photographes, dessinatrices, modèles… Après, la distance que l’on croit sentir à certains moments du livre, c’est simplement ma distance d’écrivaine, ma position de narratrice omnisciente qui voudrait saisir toutes les facettes d’une expérience, et c’est un dédoublement de moi qui m’accompagne depuis que j’écris, dans chacun de mes livres. Ça n’est pas une distance que j’ai inventée pour cette expérience-là. J’ai fait ce métier avec une certaine légèreté, une jubilation, que je n’aurais certainement pas ressentie si j’avais eu 45 ans et des enfants à nourrir. C’est pourquoi ma vision des choses est très personnelle, et ne représente certainement pas le ressenti de mes collègues, en tout cas pas toutes.

Qui a pris le dessus, la romancière ou la journaliste? Et au final, est-ce que cela vous importe, tout simplement?
Je crois que j’ai toujours été romancière, et que ma tentative d’être journaliste, au début du livre et quand je raconte le Manège, notamment, a très vite tourné court, car je n’avais pas de véritable intention de brosser un portrait sociologique de la prostitution en Allemagne. J’attendais le bon contexte pour redevenir écrivaine, ce contexte a été la Maison, qui a transformé mon livre en introspection — qui lui a, en fait, redonné sa place. Ça n’est pas un questionnement qui me tourmente, je crois que le livre exprime mes hésitations, mes doutes, mes positionnements différents, et ces tergiversations sont à mon sens aussi une partie importante du livre, puisqu’au-delà du sujet de la prostitution, c’est de féminité dont je parle.

La barrière de la langue (surtout au début) a-t-elle été selon vous un frein à une exploration plus profonde du sujet ou, au contraire, vous a-t-elle permis d’accéder à ces détails, de saisir ces choses dont les mots viennent parfois masquer l’authenticité?
Je crois que le flou artistique qui était le mien en commençant à travailler, le flou de celle qui a appris dix ans l’allemand, a une grand-mère allemande mais n’a pas encore mis son allemand en contact avec l’allemand que parlent les Berlinois, a aussi une importance fondamentale : le sexe est une autre manière de langage, qui souvent se passe de mots. Et les tâtonnements auxquels on a recours, lorsqu’on essaie de se comprendre au-delà de la langue, ont donné lieu à des moments de rencontre très subtils mais poignants, puisque notre compréhension des uns et des autres était au début non verbale. Ça n’est pas ce qu’on dit qui laisse des traces, c’est comment on l’exprime ; et le soin que mettaient certains hommes à être compris de moi, alors que leur but au bordel se passait facilement de communication verbale, révélait souvent une considération, un respect, qu’on n’accorde pas aux prostituées en France, en tout cas pas comme je l’ai vécu lors de mes quelques expériences d’escorte lorsque j’étais plus jeune. Et les Français venant au bordel en Allemagne, j’y ai consacré une scène dans mon livre, m’atteignaient beaucoup plus brusquement, et maladroitement, puisque nous parlions la même langue. Je pouvais leur pardonner moins de choses, puisque je les comprenais d’instinct. C’est dans ce contexte que j’ai remarqué, notamment, que les Allemands ne voyaient pas les putes comme les Français les voient, puisqu’ils vivent dans un pays où les putes ont droit de cité.

Vous nommez, au fil des pages, certaines œuvres littéraires. Quelles ont été celles qui ont façonné votre démarche, vos œuvres d’inspiration? Car la qualité de votre écriture laisse présager que vous avez un fort bagage littéraire!
J’ai beaucoup lu Maupassant, lorsque j’avais une dizaine d’années, notamment Boule de suif et La Maison Tellier — où je sentais une empathie, un respect des femmes qui faisaient ce métier, une tendresse qui me fascinait. Nana, d’Emile Zola, avec cette scène splendide où le comte Muffat, amoureux de Nana, la regarde qui se regarde dans un grand miroir, et se fait la réflexion que cette femme du peuple, inconséquente, idiote, cruelle, est en train de dévorer sa vie. J’avais envie d’être regardée comme ça, comme une bête somptueuse tenant dans ses jolies mains le détonateur qui fera exploser le monde. Plus tard, La mécanique des femmes, de Louis Calaferte, m’a émerveillée et intriguée, même s’il a fallu des années pour que je le comprenne vraiment. Mais je crois que ma plus grande histoire d’amour, celle qui m’a donné envie d’écrire sur le désir et sur les femmes, c’est Le point d’orgue, de Nicholson Baker.

Votre ouvrage fait sensation, a reçu un enthousiasme très fort du public et a même été récompensé de prix. Maintenant que votre histoire est connue, j’imagine que vous ne souhaitez pas que les gens retiennent uniquement qu’une auteure a choisi, deux ans durant, de devenir pute pour écrire sur son expérience. Que souhaiteriez-vous voir transcender l’expérience, justement? Vous écrivez « On n’écrit pas assez de livres sur le soin que les gens prennent de leurs semblables », est-ce cela?
J’aimerais que l’on retienne qu’avant de parler de prostitution, ce sont des femmes dont je parle, de la liberté individuelle, et de la toute-puissance du désir, que les putes incarnent aussi, à leur manière. J’aimerais qu’on retienne que j’ai parlé de force, quand le reste du monde parle en termes de victimes et de faiblesse. Et que j’ai rendu une part de force, de dignité, et de splendeur à ces femmes qu’on aimerait réduire à des corps.

La Maison possédait toutes les conditions parfaites pour que vous vous y sentiez bien, à l’aise, libre, presque épanouie, semble-t-on lire entre les lignes. « Le bordel fait de toutes les putes des impératrices », écrivez-vous. Si vous n’étiez pas tombée après le Manège sur un bordel aussi bien, auriez-vous continué l’expérience quand même?
La question s’est évidemment posée lorsque j’ai commencé à travailler au Manège, et que j’ai réalisé qu’il s’agissait là, sous couvert de légalité, d’une exploitation de femmes qui n’avaient jamais imaginé faire de cette activité un métier ; elles n’avaient pas vraiment le choix, au sens où la direction les incitait clairement à bosser, sans possibilité de refus, sans la moindre gratitude pour le bénéfice fait sur leur résignation. Ça n’était pas vraiment mon propos, je savais que cette prostitution-là existait, et qu’on ne parle d’ailleurs généralement que d’elle. Je n’aurais pas pu travailler dans un endroit pareil, où je me sentais m’éteindre après quinze jours. Si le Manège avait été ma seule option, mon projet aurait été radicalement différent, et je ne crois pas que j’aurais travaillé deux ans et demi, peut-être même pas un an. Par contre, ma position sur la légalisation et l’encadrement de la prostitution auraient été les mêmes. C’est justement pour rayer de la carte les endroits comme le Manège que j’estime important d’avoir un meilleur input sur les conditions de travail des putes.

« Ce n’est ni un caprice ni une fantaisie d’écrire sur les putes, c’est une nécessité. C’est le début de tout. Il faudrait écrire sur les putes avant de pouvoir parler des femmes, ou d’amour, de vie ou de survie », écrivez-vous. Pourquoi?
Je crois que malgré les tentatives de faire des putes des êtres séparés de la femme, la condition féminine et celle de la pute sont intrinsèquement liées. On a toujours voulu enfermer les femmes dans des cases précises — mère, amante, pute, épouse. Et cette tentative de faire des putes des corps à qui on ne demande rien d’autre montre quelque chose d’essentiel sur la résilience et la force de cette sororité : les femmes s’échappent constamment des cases qu’on a voulues pour elles. Elles jouent avec les rapports de force, et les hommes jouent avec elles, quoique pour des motivations sensiblement différentes. Quand on parle des putes, on parle de patriarcat, on parle d’oppression — et lorsqu’on connaît les putes, celles qui ont choisi ce métier, on commence à parler de résilience, de créativité, de théâtre, de psychothérapie — car les femmes sont, plus que les hommes, capables de s’élever bien au-dessus des rapports de domination traditionnels.

Pour écrire un tel ouvrage, faut-il aimer plus profondément la littérature ou le sexe? L’un est-il dissociable de l’autre?
La littérature, c’est tout ce qui m’intéresse lorsque le sexe, par période, ne m’intéresse plus. Et les deux activités ont pour moi la même vocation : consoler, faire rire, émouvoir, distraire, procurer du plaisir et des sensations. J’ai commencé cette expérience parce que je faisais confiance à mon amour des hommes, à mon désir des femmes, et que je savais pouvoir sortir d’un bordel sans me sentir salie ou égratignée — et je me demandais aussi si ma « goinfrerie » pouvait être une plus-value en exerçant un métier comme celui-là. En réalité, je crois que l’amour de la chose n’y fait rien : lorsqu’on a cinq, six clients par jour, aimer le sexe ne vous sert pas à grand-chose, sinon à dédramatiser les moments de ras-le-bol ou d’énervement. Et lorsque vous rentrez chez vous le soir, après une journée de travail, c’est la littérature qui vous occupe jusqu’au moment de dormir, puisque votre désir à vous, à ce rythme-là, a tendance à s’émousser rapidement. Mais c’est également dans la littérature que j’ai puisé mes plus belles émotions érotiques — je crois que les livres sont une sublimation magnifique du désir, une façon d’attendre, et de se réjouir.


Photo : © Pascal Ito / Flammarion

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