« Cette femme est en train de m’hypnotiser. » C’est la première pensée que j’ai eue en découvrant un jour l’écrivaine turco-britannique primée Elif Shafak, souveraine dans un auditorium lors de la Foire du livre de Francfort en 2019. Si elle est certes d’une beauté incandescente, ce sont surtout ses mots remplis d’humanité et de conviction qui nous envoûtent d’emblée. Pas étonnant que l’actuel président turc Erdogan se méfie d’elle et des intellectuels à un point tel qu’elle s’est installée à Londres. C’est là-bas que je l’ai jointe au sujet de L’île aux arbres disparus, son nouveau roman où amour interdit et guerre se conjuguent pour s’enraciner dans nos mémoires.

« Un roman proprement bouleversant sur les sombres secrets de la guerre civile et les méfaits de l’extrémisme », a dit de ce nouvel opus la grande Margaret Atwood au sortir de sa lecture. Avec Elif Shafak (La bâtarde d’Istanbul, Lait noir, Soufi, mon amour, etc.), elles figuraient toutes deux parmi les invités d’honneur en 2019, à cette Foire du livre de Francfort, l’une des plus importantes au monde. Ça donne une idée de la renommée de l’écrivaine d’à peine 50 ans, dont les œuvres sont traduites dans cinquante-cinq langues. C’était juste avant la crise sanitaire. Juste avant cette sorte de fin du monde, ou, du moins, du monde tel qu’on l’avait connu avant… Au bout du fil, une Elif Shafak posée et profonde me sort de ces sombres pensées d’un janvier plus ténébreux qu’à l’habitude.

À l’entendre me parler dans son bel anglais, qu’elle s’efforce gentiment de prononcer plus lentement qu’à son habitude, me reviennent les odeurs de bergamote, de rose et de mer qui émanent de la Chypre déchirée par la guerre civile dépeinte par la romancière, capable d’aborder la tragédie en la saupoudrant d’une aura de sensualité. Quand même, faut le faire… C’est dans ce pays de mythes et de légendes que les parents d’Ada, une Londonienne de 16 ans, se rencontrent en 1974 sur fond de guerre civile. Si on suit l’histoire de ce couple impossible et tabou — Kostas, le Grec, Defne, la Turque —, c’est surtout le climat de haine et de violence qui sévit — des blessures encore vives de nos jours — qu’on y découvre en toile de fond, racontée notamment par leur figuier (oui! oui!), ayant vu jour à Chypre, mais transplanté dans leur jardin par le père d’Ada. « Enterrer les figuiers dans des tranchées souterraines pendant les hivers les plus durs et les déterrer au printemps, c’est une tradition étrange mais très répandue. Les Italiens établis dans des villes d’Amérique et du Canada où les températures descendent au-dessous de zéro la connaissent bien. »

L’arbre de paroles
Dans ce livre dédié « aux émigrants et aux exilés de tous les pays, les déracinés, les ré-enracinés, les sans-racines. Et aux arbres que nous avons laissés derrière nous, enracinés dans nos mémoires… », il n’est pas anodin que l’histoire donne voix à un arbre, figure emblématique de cet opus comme témoin privilégié d’au moins deux générations marquées par les conséquences des violences civiles de la Chypre des années 1970. « Ce n’était pas un sujet facile, car il n’est pas exclusif au passé. Cette période est encore bien vivante dans l’esprit des témoins et de leurs enfants. Un auteur peut difficilement l’évoquer sans tomber dans la trappe du nationalisme… J’ai donc cherché un angle pendant de nombreuses années jusqu’à ce que je trouve la voix du figuier, plus neutre… C’est alors que les pièces se sont mises ensemble et que j’ai pu commencer à écrire cette histoire », raconte Elif Shafak.

Attachée à l’environnement, à la terre, aux questions d’écoféminisme, la politologue de formation, avide de lectures liées à plusieurs sujets, dresse d’ailleurs en filigrane un savant portrait des étonnantes caractéristiques des arbres. « On les voit, on les regarde, parfois on les tient pour acquis sans trop penser à tout ce qu’on peut apprendre d’eux, ne serait-ce parce qu’ils vivent plus longtemps que nous », poursuit-elle en repensant aux études poussées des deux dernières décennies. « Eh bien, j’estime qu’il y a encore beaucoup de choses qui nous échappent, nous commençons tout juste à découvrir le langage des arbres. Mais on peut dire avec certitude qu’ils peuvent entendre, sentir une odeur, communiquer et, c’est sûr, se souvenir. Ils sont sensibles à l’eau, à la lumière, au danger. Ils peuvent envoyer des signaux aux autres plantes et s’entraider. Ils sont beaucoup plus vivants que les gens n’en ont conscience. »

Les empreintes du passé
Si le monde des arbres ne cesse de nous étonner en parcourant les quelque 400 pages de cet ouvrage, l’histoire de la jeune Ada, habitée par le fantôme de sa mère, emportée jadis par la mélancolie, marque indubitablement notre lecture, embrassant du coup l’idée de l’existence fascinante d’une mémoire cellulaire. « Le chemin suivi par un traumatisme transmis est arbitraire; on ne sait jamais qui va en hériter, mais il atteindra quelqu’un. Parmi les enfants qui grandissent sous le même toit, certains en sont plus affectés que d’autres. Avez-vous déjà croisé une paire de frères qui ont eu à peu près les mêmes occasions de s’affirmer, et pourtant l’un des deux est plus mélancolique et solitaire? Ça arrive. Parfois le traumatisme saute une génération et redouble son emprise sur la suivante. On rencontre des petits-enfants qui endossent en silence les blessures et les souffrances de leurs grands-parents », écrit l’autrice qui se révèle beaucoup dans cette histoire, comblant les silences obligés des générations qui l’ont précédée.

Celle qui a quitté Istanbul il y a déjà plusieurs années connaît bien les méandres du spleen, se confiant un peu sur sa nature lorsqu’à la toute dernière page, elle remercie son agent Jonny Geller « d’être toujours là à mes côtés, même quand le conte me fait traverser des vallées d’angoisse et des fleuves de dépression ». On ne peut que saluer l’écriture de lui être aussi salvatrice.

Photo : © Leonardo Cendamo / Leemage

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