David Mitchell: Cartographie du soleil levant

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Le Booker Prize, le plus prestigieux prix littéraire anglais, lui a filé entre les doigts à deux reprises, mais ce n'est que partie remise. David Mitchell, un des auteurs britanniques les plus talentueux et originaux de sa génération, poursuit son oeuvre de dynamitage de la littérature contemporaine. Avec Les mille automnes de Jacob de Zoet, Mitchell s'attaque pour la première fois au roman historique et nous transporte dans le Japon de la fin du XVIIIe siècle. Un pays qui, contrairement à la croyance populaire, n'était pas totalement renfermé sur lui-même. Il existait un sas, certes minuscule, pas plus gros qu'un trou de serrure, de communication avec l'Occident. Agrippez-vous au bastingage : prochain arrêt, l'île de Dejima.

Petite île artificielle en forme d’éventail située dans la baie de Nagasaki, Dejima a été pendant plus de 200 ans — de 1641 à 1853 — l’unique contact du Japon avec les Européens. Et pas n’importe lesquels: seuls les employés de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales étaient autorisés à commercer avec les autorités nippones. En 1994, David Mitchell passe son premier hiver au Japon (il y vivra huit ans) quand, à Nagasaki, il manque son arrêt de tramway. C’est ainsi qu’il tombe, par hasard, sur le musée de Dejima. Mitchell voit très vite tout le potentiel romanesque de cet endroit exceptionnel, au carrefour de l’Orient et de l’Occident.

Il faudra pourtant attendre seize ans pour que viennent au monde les aventures du clerc Jacob de Zoet, jeune Néerlandais déraciné au pays des mille automnes (terme désignant le Japon en poésie classique japonaise), un homme honnête qui tente de ramener un peu d’ordre dans une Dejima gangrenée par une corruption galopante. De Zoet plongera, bien malgré lui, dans un univers où Japonais et Néerlandais rivalisent de cupidité, où la violence est partout latente, où une banale erreur dans la traduction d’un interprète peut causer un incident diplomatique de grande ampleur… Il découvrira aussi l’amour, sous les traits de l’énigmatique Orito. Mais avant qu’il ne puisse déclarer sa flamme, la jeune femme est enlevée et séquestrée dans un mystérieux sanctuaire…

Les mille automnes de Jacob de Zoet est une fresque historique de grande ampleur qui aura demandé quatre ans de travail à Mitchell, une longue gestation inhabituelle pour l’auteur anglais. «C’est que je ne cessais de me tromper, commente Mitchell au téléphone depuis sa maison du comté de Cork en Irlande. J’ai d’abord essayé d’écrire dans un langage authentique du XVIIIe siècle, mais ça ne fonctionnait pas, parce que plus on essaie de faire authentique, plus ça sonne comme un pastiche. J’ai donc dû développer un langage du passé plausible qui sonne juste, a la bonne odeur, mais n’est pas exact au point que le lecteur moderne pense tout de suite à Blackadder [comédie historique avec Rowan Atkinson très populaire au Royaume-Uni].»

Résultat de ce travail d’orfèvre, les dialogues entre les Japonais et les Néerlandais sonnent remarquablement juste. Les interprètes de part et d’autre font ce qu’ils peuvent pour se faire comprendre malgré des compétences limitées, d’où beaucoup d’erreurs et d’approximations langagières, créant des situations parfois comiques, parfois tragiques, parfois terrifiantes. «Dans des versions précédentes du roman, j’ai essayé de réduire les problèmes de communication en augmentant de façon irréaliste les aptitudes des traducteurs, explique Mitchell. Et puis, assez tard dans l’écriture du roman, je me suis rendu compte que ces difficultés de communication pouvaient être une source de richesse, et non un problème. J’ai donc décidé de creuser ce thème le plus possible.»

David Mitchell s’est beaucoup appuyé sur son expérience de vie au Japon pour décrire les difficultés constantes vécues par ceux qui essaient de se faire comprendre dans une langue qu’ils maîtrisent mal. Dans ces conditions, note l’auteur, «avoir une conversation avec quelqu’un est comme faire une grille de mots croisés en temps réel, où il faut utiliser des indices, essayer de lire dans le ton utilisé, les nuances et les expressions faciales pour tenter de comprendre ce que dit l’autre personne.»

Un amoureux de l’écriture
David Mitchell aime trop son métier — il répétera plusieurs fois durant l’entrevue sa passion pour l’écriture — pour apprécier les livres faciles, ceux où «on ne sent pas la sueur de l’auteur à la tâche». Chaque nouveau livre est, pour lui, un atterrissage sur une nouvelle planète, un nouveau défi, avec de nouvelles difficultés, de nouveaux problèmes à résoudre, une nouvelle prise de risque. Chaque fois, il craint de se planter, de détruire «le peu de renommée qui est la [s]ienne». Mais chaque fois, il vit finalement ces défis «comme une marche rapide pendant une froide journée d’hiver, qui te fait te sentir vivant parce que, oui, tu peux résoudre ces problèmes, et tu peux trouver les réponses. Tu peux découvrir comment écrire ce satané bouquin. Et faire qu’il soit bon. Et original. Et avec un peu de chance, tu arriveras peut-être à partager ce sentiment d’excitation, ce même « OUI! » orgasmique que tu as ressenti pendant que tu l’écrivais. En tout cas, c’est le but.»

Rien n’est laissé au hasard dans Les mille automnes de Jacob de Zoet. Structure narrative serrée, intrigue touffue, histoires imbriquées les unes dans les autres… Il y a de la virtuosité dans l’écriture de David Mitchell, un écrivain pourtant profondément humble et prompt à l’autodérision. Il concède se sentir «comme un terrible amateur» devant l’oeuvre de Cormac McCarthy et, un sourire dans la voix, avoue que la lecture de Gens indépendants du prix Nobel islandais Halldór Laxness lui donne l’impression d’être «pataud, maladroit et incompétent»!

Pour un écrivain qui porte une telle attention aux détails, trouver le nom adéquat pour le personnage principal du roman était déterminant. Et ce nom lui a donné du fil à retordre. «Un personnage ne prend pas vraiment vie avant que tu aies trouvé le nom approprié. Un des meilleurs amis du romancier moderne est la fonction « trouver/remplacer » dans les traitements de texte, parce que, grâce à elle, on peut changer le nom autant de fois qu’on veut. Il m’a fallu des années pour trouver le nom de Jacob De Zoet.»

Le titre du livre a également été ardu à trouver. Tout s’est décidé à la dernière minute. L’agent de David Mitchell était dans un taxi qui l’emmenait à la Foire du livre de Francfort, la grand-messe du monde de l’édition, où une bonne partie des transactions dans la vente des droits à l’étranger est réalisée. «Il m’a dit: « Quel est le fichu titre de ce livre? Il me le faut MAINTENANT! » Et j’ai dit, heu, OK, celui-ci (rires). Ce titre était en haut d’une courte liste, certes, mais ce moment a marqué le point de non-retour, et c’est devenu le titre définitif.»

Cartographie des nuages: bientôt sur vos écrans
Le précédent livre de Mitchell, Cartographie des nuages, a fait un tabac dans sa version originale anglaise. Ce roman à la structure complexe — six histoires distinctes, dans des genres littéraires différents (polar, science-fiction, comédie…) qui s’entremêlent en un tout cohérent — s’est vendu à plus d’un demi-million d’exemplaires et a acquis un statut de livre culte. Il est actuellement adapté au grand écran par un trio de réalisateurs chevronnés — Tom Tykwer (Cours, Lola, cours) et Andy et Lana Wachowski (Matrix) — et propose une distribution débordant de stars: Tom Hanks, Hugh Grant, Halle Berry, Susan Sarandon, Hugo Weaving… Un film qui s’annonce d’ores et déjà comme un des événements cinématographiques de l’année 2012.

David Mitchell n’a pas participé à l’élaboration du script — «Ce n’est pas mon fort, ça demande des compétences très différentes de celles requises pour écrire un roman», expliquet- il —, mais ouvrez l’oeil! L’auteur, à la manière d’Alfred Hitchcock, apparaîtra brièvement dans Cartographie des nuages. Deux caméos, d’une poignée de secondes, pendant le segment futuriste du film.

Bibliographie :
Les milles automnes de Jacob de Zoet, Alto, 712 p. | 34,95$

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