David Gilmour: Le père éternel

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Tous les parents ressentent viscéralement l'horreur que représenterait la perte d'un enfant, mais peu en auront exprimé les effets avec autant d'aplomb que le romancier, animateur télé et critique de cinéma David Gilmour. Dans Une nuit rêvée pour aller en Chine, qui lui a valu le prix littéraire du Gouverneur général 2005 lors de sa parution originale en anglais, il raconte comment la vie d'un homme s'effondre après que son fils de six ans ait disparu sans laisser de trace, un soir d'hiver.

C’est que Ramon, un bambocheur de première qui s’est calmé un brin après avoir pris femme et fait un enfant, a décidé d’aller au bar, au bout de sa rue, pour entendre un peu de musique. Son garçon de six ans dort et sa femme n’est pas là, alors il fait vite: quinze minutes, pas plus… enfin, quelque chose comme ça… le temps de prendre une bière… peut-être deux, voire trois…

Seulement au retour, plus de traces du gamin. La police intervient, une voisine dit l’avoir vu sortir sur le balcon de la maison, mais les pistes ne livrent rien. Simon a disparu pour de bon et le père est même soupçonné par un policier d’avoir quelque chose à voir avec cette disparition.

«Il commet une erreur de jugement, mais elle n’aurait pas dû avoir de conséquences graves, souligne Gilmour. Ce n’est pas très malin, mais normalement, il aurait dû rentrer et retrouver le gamin endormi. Sauf que si le Mal passe par là quand on fait quelque chose comme ça… La même histoire aurait pu arriver dans la rue ou au centre commercial.» Il reste que Ramon est sévèrement puni pour son inconscience momentanée. Son couple, son travail, son esprit, tout tombe en ruine, tandis que son fils ne lui réapparaît qu’en rêve. La situation est sans appel, selon Gilmour: «Sa vie est terminée.» Pas de rédemption en vue, pas de psychanalyse lui permettant de se remettre sur les rails.

Pour l’auteur, une telle approche s’imposait. D’ailleurs, il trouve des références au caractère absolu, viscéral de l’amour paternel ou maternel jusque dans Anna Karénine: «Quand Vronski, [l’amant d’Anna], voit son enfant pour la première fois, il se rend compte qu’une grande zone de vulnérabilité vient de s’ouvrir chez lui.» C’est pourquoi «ce livre est une histoire d’amour», explique-t-il. Pour le personnage (comme pour l’auteur, confie Gilmour), le grand amour de sa vie s’est avéré être son enfant, et non une femme, comme il avait toujours cru que ce serait le cas. Et c’est pourquoi Ramon ne refait pas sa vie. Il cherche plutôt à retrouver son fils par-delà la mort, comme un «Orphée qui déciderait de rester aux enfers».

Confrontation difficile
Le sujet, on l’imagine, n’est pas d’une grande légèreté. Récemment, quand on a demandé à David Gilmour de jeter un coup d’œil à la traduction française, il s’est aperçu que l’idée de s’y replonger le rebutait consi-dérablement: «Je suis très heureux de l’avoir écrit, mais maintenant que c’est fait, je ne veux plus jamais y retourner.»

À son insu, l’écrivain traînait pourtant ce sujet avec lui depuis belle lurette; en relisant, autour de la parution du roman, un carnet datant d’une quinzaine d’années, il est tombé sur une note intrigante: «Ça décrivait l’histoire d’un homme à qui son fils manque terriblement, et qui descend aux enfers pour le retrouver. À l’époque, je n’avais pas les outils nécessaires pour mener l’histoire à bien, sur le plan de la technique, de l’écriture. Je crois que j’avais probablement commencé, mais que je m’étais rapidement arrêté.»

Même doté d’une technique affinée au fil de plusieurs romans, David Gilmour n’est pas arrivé droit au but. Une nuit rêvée pour aller en Chine lui a coûté pas moins de 17 versions manuscrites. Le déclic est venu quand son éditeur lui a signifié d’arrêter de chercher les effets de style et d’attaquer le sujet de front: «Il fallait que je me commette. Je mettais une distance entre le sujet et moi. Une fois que j’ai été prêt, le livre a abouti en quelques semaines à peine.»

Aux yeux de plusieurs critiques, ce roman marque un nouveau départ pour Gilmour, dont les héros précédents étaient d’impénitents buveurs, fêtards et coureurs de jupons (un peu comme Ramon, pré-conversion familiale) qui se tiraient de leurs frasques presque sans égratignures. «C’est la première fois que mon personnage principal paie le prix de ses actes, reconnaît l’auteur. Je crois que beaucoup de gens auraient voulu qu’il soit puni, dans les livres précédents, pour son égocentrisme féroce. Mais je ne voulais pas qu’un personnage paie simplement parce qu’il est ce qu’il est. Il y a comme une rectitude morale qui demande que, dans les livres, on devienne quelqu’un de meilleur, que l’on surmonte les épreuves ou qu’on meure pour expier nos fautes. Je ne comprends pas tellement ça.»

Le père, le fils et le cinéma
Pour le côté viveur comme pour le côté paternel de son personnage principal, David Gilmour ne manque pas d’expérience: en plus de vivre avec une nouvelle conjointe et son jeune fils, il a deux enfants plus vieux, nés de deux anciennes épouses. Trois expériences paternelles distinctes qui auront contribué à nourrir Une nuit rêvée pour aller en Chine, mais aussi le livre qu’il s’emploie actuellement à terminer sur la singulière expérience cinématographique et familiale qu’il a vécue avec son fils.

Aujourd’hui, Gilmour vit avec celui-ci, «un rappeur blanc de 21 ans et six pieds quatre pouces». Une relation somme toute agréable, probablement grâce à l’aventure lancée il y a cinq ans, quand son fils a décidé de décrocher du secondaire: «À un moment, j’ai dit: « Je ne me bats plus avec toi, tu peux laisser tomber l’école, à condition que tu t’engages à regarder trois films par semaine avec moi – et c’est moi qui choisis les films ». C’est ce que nous avons fait pendant deux ans: à 18 ans, il en savait plus sur les films que moi quand je faisais mon émission à CBC.» Et pendant tout ce temps, père et fils avaient maintenu leurs liens et trouvé des chemins d’avenir.

Le livre auquel travaille Gilmour en ce moment, intitulé The Goodbye Club, traite ainsi d’une autre forme d’adieu filial: «En un sens, je l’ai regardé grandir et s’apprêter à partir. Quand il en a eu fini avec notre club de cinéma, il avait aussi dépassé une certaine relation adolescente avec son père. Il est parti de la maison en étant devenu un jeune homme.»

Sauf qu’il est revenu, à la suite d’une douloureuse peine d’amour. «J’avais fait une entrevue avec David Cronenberg où on en était venus à se dire qu’élever des enfants, c’est une série d’adieux. Il était d’accord, sauf qu’il a ajouté qu’ils ne partaient jamais vraiment: son fils venait d’emménager de nouveau chez lui après avoir vécu lui aussi une peine d’amour. Maintenant, je comprends ce que Cronenberg voulait dire», rigole Gilmour. Père un jour, père toujours…

Bibliographie :
Une nuit rêvée pour aller en Chine, David Gilmour, Leméac/Actes Sud, 152 p., 17,95$

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