Daniel Pennac : Le grand retour des Malaussène

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Trente-deux ans après avoir publié Au bonheur des ogres, le premier tome de la saga « Malaussène », Daniel Pennac replonge dans l’univers romanesque qu’il a tricoté pendant près d’une décennie et demie. N’allez pas croire que les personnages de Pennac ont attendu sagement pendant tout ce temps; ce serait bien mal connaître Benjamin et sa joyeuse famille déjantée. La jeune génération, tout spécialement, n’a pas dit son dernier mot. À vous de voir où en sont les choses dans Ils m’ont menti, premier de deux (peut-être trois) volets de ce nouveau cycle « Malaussène ».

L’univers de la famille Malaussène est un électron libre dans la galaxie littéraire et il a marqué toute une génération de lecteurs français. De 1985 à 1999, Daniel Pennac a créé des personnages aux noms saugrenus; il les a trempés dans des intrigues rocambolesques; il leur a donné des amours spontanés et des liens filiaux plus forts que tout; finalement, il a aspergé son petit monde d’une douce absurdité et d’une poésie explosive. Le clan Malaussène, comme l’homme qui lui a donné naissance, n’a pas son pareil, encore aujourd’hui. C’est avec un bonheur (d’ogre) qu’on les retrouve tous les deux, complices indéfectibles, dans Le cas Malaussène (t. 1) : Ils m’ont menti.

« Cette écriture-là, que j’avais mise spécifiquement au point pour les Malaussène, j’en ai eu envie comme on a envie de retrouver une rivière dans laquelle on se baigne. » À l’autre bout du fil, l’écrivain français, né à Casablanca au Maroc, raconte le « délice des retrouvailles » et cette curiosité qui l’habitait de découvrir ce qu’étaient devenus les enfants Malaussène, dix-huit ans après avoir signé Aux fruits de la passion. « Ils m’ont accompagné durant tout le récit, j’étais très content de voir ce qu’ils sont devenus. Je les ai un peu découverts comme un lecteur, si vous voulez. »

Dans Ils m’ont menti, Verdun – dernière-née de la première génération Malaussène, sœur de Benjamin – est au seuil de la trentaine et Maracuja, sa nièce, au bord de l’âge adulte. Entre les deux, il y a C’est Un Ange et Monsieur Malaussène (avis aux lecteurs un peu perdus : on trouve à la fin du roman un répertoire de tous les personnages). Cette nouvelle génération arrive à point nommé dans un millénaire en pleine mutation. Ce sont des jeunes bien de leur temps : ça facebooke, ça skype, ça google, ça tweete… mais il n’en demeure pas moins que ce sont des Malaussène, alors leur quotidien ne saurait être banal; leurs idéaux les prennent à bras le corps et s’ensuit ce qui doit arriver quand on est né Malaussène : des emmerdes. « La nouvelle génération est différente, mais il y a aussi énormément de points communs avec l’ancienne. Il y a des aspirations communes; nos trois plus jeunes personnages sont assez idéalistes, ce qui était un peu le cas de Jérémy, Thérèse et Clara. Il y a un idéalisme qui demeure, dans un monde, lui, radicalement différent. »

Se perdre dans la forêt des conjectures
Mais comment, diable, la jeunesse malaussénienne peut-elle être mêlée à l’enlèvement de Georges Lapietà (ce requin de la finance qui s’est dernièrement retiré avec un joli parachute doré), alors qu’elle est éparpillée aux quatre coins de la planète, engagée dans différentes causes humanitaires honorables? Et notre bouc émissaire préféré, Benjamin, qu’a-t-il à voir avec cette histoire de Robin des Bois des temps modernes? Le protagoniste adulé des Français échappera-t-il aux griffes de Legendre, chef des services actifs de la police judiciaire, persuadé que Benjamin est mêlé à l’enlèvement de Lapietà? Heureusement, l’inspecteur Coudrier, beau-père de cet entêté de Legendre, ne partage pas les hypothèses beaucoup trop cohérentes de son gendre. Aujourd’hui retraité, Coudrier se consacre d’ailleurs à l’écriture d’un essai sur le cas Malaussène, tentant d’expliquer la propension de ce dernier à être, chaque fois, le parfait coupable d’un crime dont lui seul, finalement, ignore tout…

Le règne de l’autofiction
Dans Ils m’ont menti, l’heure n’est pourtant plus à l’essai (et encore moins à la romance) : au tournant du millénaire, ce sont les auteurs de la Vérité Vraie qui raflent tout, les auteurs d’autofiction, si vous préférez. Benjamin doit d’ailleurs assurer la protection d’un de ces « vévés » teigneux qui a fait paraître un roman explosif, afin que ce dernier puisse en écrire la suite. La narration du roman alterne d’ailleurs entre Benjamin Malaussène (figure romanesque par excellence!) et Alceste, un de ces nouveaux auteurs qui exècre la fiction (qu’il qualifie purement et simplement de mensonge) et ne jure que par le récit de la réalité, la sienne en l’occurrence. « Ça m’amusait de mettre deux personnages qui soient chacun le produit d’une littérature radicalement différente : la littérature de l’autofiction et la littérature narrative. »

« Vos solutions sont romanesques, Malaussène, c’est-à-dire complètement connes. »

Dans un des chapitres, le personnage d’Alceste se souvient d’ailleurs de son adolescence où tout le monde lisait des Malaussène. « Lui détestait les Malaussène, et ça m’a paru amusant d’imaginer une personne qui déteste les Malaussène et qui est confrontée à Malaussène en chair et en os », raconte le romancier visiblement satisfait de son délicieux stratagème.

Alors qu’Alceste, fier pourfendeur du mensonge, se demande finalement ce qui l’a poussé à écrire, « le mensonge de la fiction ou la fiction du mensonge », Pennac répond sans détour : « Moi, ce qui m’a donné envie d’écrire, c’est la lecture. Je passais ma vie dans les livres. Ce qui a fait de moi un romancier, ce sont toutes les lectures que j’ai faites. Et c’est d’ailleurs une grande différence entre l’Europe et le continent américain : en Europe, la plupart des écrivains sont écrivains parce qu’ils ont lu. Sur le continent américain, la plupart des écrivains sont des écrivains parce qu’ils ont vécu. C’est un continent pionnier, où la vie se construit avant de se dire, de s’écrire. Tandis que nous, nous avons des siècles de littérature derrière nous et c’est la littérature qui nous donne envie d’écrire. En tout cas, c’est comme ça que ça s’est passé pour moi. »

Le romanesque contre-attaque
Celui qui a écrit Chagrin d’école (Renaudot 2007) concède que l’autofiction règne maintenant majoritairement sur la planète de la littérature contemporaine, sans dévoiler plus avant ses positions sur la question. « Le regard que je pose sur l’autofiction, je le pose à travers le personnage d’Alceste, qui est une partie du roman. L’autre partie du roman est absolument malaussénienne, avec l’enlèvement de Lapietà, etc. Tout ça est absolument malaussénien, au sens ancien du terme. »

Les lecteurs qui sont à la recherche d’une envolée romanesque digne de ce nom seront donc heureux, sinon comblés, de retrouver les Malaussène et leurs aventures éclatées. Dans un univers qui prêche souvent par excès de cohérence, de réalité, de faits, il y aura heureusement toujours quelques Malaussène pour venir foutre le bordel.

Le nouveau cycle s’annonce-t-il à la hauteur du précédent? « Monsieur, un roman, c’est ce que chacun en pense. »

Photo : © Francesca Mantovani

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