Clélia Anfray : Le censeur censuré

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Dans son plus récent roman, Le Censeur, l’auteure française Clélia Anfray met à profit ses dix années de recherche sur la censure dramatique au XIXe siècle en France et entraîne le lecteur dans un récit suffocant, où l’histoire rencontre le fantastique.

Écrire un roman sur la censure au XIXe siècle relevait, pour Clélia Anfray, de la nécessité : « Il y a un ou deux ans, je lisais  que la France n’avait jamais connu la censure. J’étais bien placée pour savoir que c’est faux, que la France était un pays qui censurait très, très bien et que ça fait partie, même, de notre culture. » Rejoignant plus de lecteurs que l’essai, le roman devient une façon de les plonger dans le sujet : « Je trouve dommage que peu de gens sachent qu’en France, en tout cas jusqu’au début du XXe siècle, la censure était officielle. »

Spécialiste du théâtre de Victor Hugo, Anfray a choisi de s’inspirer, dans Le Censeur, du parcours de celui qu’elle a appelé le « censeur intime » de Hugo, un dénommé Charles Brifaut. Dans son roman, elle retrace le court passage de celui-ci à la commission chargée de l’examen des œuvres dramatiques, créée sous le règne du roi Charles X, en 1827. Anfray met notamment en scène les déboires de Brifaut avec Victor Hugo, qui avait progressivement renié les valeurs royalistes qu’ils partageaient jadis. « C’est ce qui explique peut-être aussi pourquoi Brifaut s’est acharné sur Victor Hugo, qui se démarquait totalement de lui, aussi bien sur le plan littéraire que politique », mentionne l’auteure.

D’homme de lettres à censeur
Comme plusieurs censeurs de l’époque, Brifaut était avant tout un homme de lettres. Au début du récit, il vient d’être promu académicien grâce au succès de sa tragédie Ninus II. Courtisan habile, maître des figures de rhétorique, il est un habitué des salons qui a lui-même déjà eu à subir la censure quelques années auparavant.

Quand le roi Charles X formule une loi visant à restreindre les libertés de la presse, l’Académie française est secouée et décide de lui adresser une supplique pour protester contre celle-ci, supplique qui trouvera presque l’unanimité auprès des académiciens. Brifaut, lui, ne se prononce pas. Sa fidélité au roi lui vaudra plutôt d’être nommé inspecteur de la toute nouvelle commission chargée de l’examen des œuvres dramatiques. Autrement dit, il devient censeur des théâtres.

 « Il est possible que, comme je le suggère, Brifaut ait été flatté d’avoir été choisi par le roi. Ce sont des personnes qui sont justement des académiciens, qui aiment le prestige, la reconnaissance », explique l’auteure.

C’est donc poussé par ce désir de reconnaissance que Brifaut accepte, dans le roman, d’agir comme censeur : « Qu’allait-il chercher là, lui qui ne connaissait que la quiétude des salons et des conversations brillantes? Autre chose peut-être? À commencer par un nom. L’Académie lui procurait bien l’immortalité, et pourtant… En devenant censeur, il gouvernerait enfin le monde. Les uns se prosterneraient devant lui, les autres, même les plus rétifs, seraient contraints de s’adresser à lui avec respect. »

Au départ, Brifaut s’applique à sa tâche, mû par l’idéal trouvé dans ce devoir de « prémunir les esprits mal éclairés contre toutes sortes d’excès ou toute forme de débordement ». Peu à peu, toutefois, le personnage sombre dans une paranoïa débilitante qui le rend de plus en plus acerbe. « Je me suis aperçue que si, au début, les censeurs font leur travail avec rigueur, quand ils se prennent à leur jeu, ils commencent à se mettre à traquer les erreurs. […] Les écrivains avaient beau dire que ce n’était pas du tout cette intention qu’ils avaient en écrivant telle ou telle phrase, les censeurs disaient : « Oui, mais comme vous dites blanc, on voit bien que vous voulez dire noir! » »

Le censeur face à son double
L’arrivée d’un secrétaire inquiétant, Kovaliov, viendra précipiter la folie de Brifaut. Ce Kovaliov, dont le patronyme est emprunté au personnage du Nez de Gogol, provoque « un malaise grandissant » chez Brifaut, qui est sujet à des hallucinations d’une telle vraisemblance qu’il craint une conspiration maléfique : « Je me suis dit que, au fond, ce qui incarnerait le mieux cette idée d’une conspiration, d’une inquiétude et d’une volonté de traquer l’erreur partout où elle se trouverait pourrait se faire par un personnage qui traduirait cette paranoïa. » Cette idée, digne de l’univers angoissant d’E.T.A. Hoffmann, est l’une des fines trouvailles du roman. « C’était pas du tout mon idée initiale, mais progressivement je me suis dit : « Brifaut traque l’erreur, ça pourrait être bien que lui-même soit un personnage un peu paranoïaque et qu’il soit lui-même traqué par un autre personnage, son propre censeur. » Voilà comment est né le personnage de Kovaliov. »

Kovaliov se montre particulièrement zélé quant à la censure, proposant des recommandations de plus en plus farfelues : « C’était contre la ponctuation qu’il s’insurgeait désormais. Les manuscrits étaient recouverts de points de toutes sortes – point-virgule, suspensif, interrogatif… –, si bien qu’il y voyait là une manie, et presque une mode dangereuse. Le point d’exclamation surtout le mettait en rage» Pour Anfray, Kovaliov illustre les dérapages d’une censure absolue : « Au fond, si on veut aller jusqu’au bout […], le censeur pourrait aller jusque dans la ponctuation, pourrait traquer les sous-entendus jusque dans le moindre point, et là, on prendrait vraiment conscience de l’absurdité de ce travail qui va d’une scène entière, à une phrase, puis à un mot, puis au point, et puis – pourquoi pas? – à une page vide. »

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