Anne Michaels: Les sépultures du cœur

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Mieux vaut s'armer de patience quand on est fan des écrits de la Torontoise Anne Michaels. En effet, il s'est écoulé douze ans entre la parution de son nouveau roman Le tombeau d'hiver chez Alto et celle de La mémoire en fuite, traduction française de Fugitive Pieces, édité en 1998 au Boréal. Entre ces deux publications, elle a donné naissance à deux enfants et consacré un nombre incalculable d'heures à la recherche de l'histoire de cette dernière œuvre, écrite avec une rigueur et une précision qui font de cette auteure une dentellière des mots qui ne saurait se pardonner la moindre maille.

C’est avec un souci du détail, une droiture inéluctable aussi, qu’elle parle, à l’autre bout du fil, détachant chaque syllabe de sa voix douce et posée, s’arrêtant pour réfléchir avant de poursuivre dans une enfilade de mots calculés et mélodiques à la fois: «Il n’y a pas de place pour les excès de mots. J’écris jusqu’à ce que je sois entièrement satisfaite face à eux et à ce qu’ils évoquent placés côte à côte. Je vous jure que ça peut être long…»

Quant à ses personnages, celle qui est aussi poète — Michaels a remporté le Prix du Commonwealth avec son premier recueil, The Weight of Oranges, non traduit en français — doit les entendre parler, les percevoir avec une intense acuité. Elle les apprivoise d’abord dans leur contexte historique, en s’appuyant sur des recherches exhaustives, puis elle flirte avec eux jusqu’à ce qu’ils résident en elle et ne la quittent plus. Avery et Jeanne se sont ainsi accrochés à l’auteure, avec leur amour, leurs contradictions, leurs rêves et leurs deuils de jeune couple. Les lecteurs du Tombeau d’hiver les découvrent peu de temps après leur mariage, en 1964, alors qu’ils ont élu résidence dans un bateau sur le Nil, en Égypte. C’est l’époque de l’érection du haut barrage d’Assouan. Avery fait partie de l’équipe d’ingénieurs affectés au démantèlement et à la reconstruction des anciens temples nubiens de Ramsès II et de celui honorant son épouse, Néfertari, à Abou Simbel. Jeanne l’a suivi et porte leur enfant.

«Et elle avait su pour la première fois qu’un être peut électrifier votre peau en une seule soirée; l’amour arrive non pas par accumulation à un moment donné, comme une goutte d’eau se forme au bout d’une branche, ce n’est pas le moment où vous présentez votre vie entière à un autre, mais c’est plutôt tout ce que vous laissez derrière. À ce moment précis.», écrit Anne Michaels. Ainsi, bien vite rien ne sera plus pareil pour ceux qui habitent ces terres, comme pour ces amoureux encore naïfs qui retourneront vivre chacun de leur côté à Toronto après qu’un événement dramatique eut asséné le coup fatal à leur union. Que leur sera-t-il resté de ce passage dans un autre continent? Qu’est-ce qui leur aura échappé? «Chaque fois que j’écris, je me questionne sur le sentiment amoureux, sur ce qui lie deux êtres. J’essaie de comprendre pourquoi et comment on est capable d’aimer dans le meilleur de ce que nous sommes et dans le pire aussi. L’amour n’a rien de facile. Il ne se vit jamais sans heurts et comme plusieurs, je me suis demandé comment les sentiments naissaient et ce qu’ils impliquaient aussi», raconte la romancière, peu loquace sur sa vie privée. Comme la passion et la sensualité émanent de sa plume comme de sa manière d’exprimer les choses, il serait difficile de penser que son écriture n’aborde pas le thème de la rédemption. «Il y a toujours une partie de ça, avoue d’ailleurs Michaels. Écrire, c’est aussi ouvrir une porte, laisser échapper des parties de soi…»

Retour aux sources
Outre l’amour, Le tombeau d’hiver, traduit par Dominique Fortier, explore les méandres de la souffrance humaine, les effets parfois désastreux du progrès sur l’huma­nité et les liens entre le passé et le présent. Le regard que l’écrivaine pose suscite des réflexions et fait vibrer les cordes sensibles de chaque lecteur. «Je crois important de retourner sur les traces de ceux qui étaient là avant. Ils ont beaucoup à nous révéler sur qui nous sommes. Préserver leur mémoire fait partie intégrante de mon travail et je ne peux pas y déroger puisque je pense que les livres contribuent à faire des êtres humains meilleurs», croit-elle.

Dans La mémoire en fuite, son roman précédent traduit par Robert Lalonde qui a récolté de nombreux honneurs, dont le Jewish Book Award et les prix Orange et Trillium, le passé occupe une place centrale. On y suit le personnage de Jacob, dont la famille a été tuée pendant la Seconde Guerre mondiale. Les souvenirs qu’il voudra fuir ne cesseront de le rattraper. Le titre choisi par Michaels pour son deuxième roman n’est pas étranger à cette idée de préservation mémorielle amorcée dans sa poésie d’abord, puis dans sa prose. Dans les tombeaux d’hiver subsistent les traces d’une vie avant, de ce qui disparaîtra, désintégré, tout en restant éternel dans la mémoire. Comme autant de tombeaux renfermant un mystère, chacun des paragraphes fait penser à des poèmes dont on ne sort pas indemne. «C’est un privilège d’accompagner le lecteur dans les profondeurs de ce qu’il est, estime-t-elle. Je ne reste pas en surface, je gratte et déterre. Ce n’est jamais reposant.»

Le tombeau d’hiver ne fait donc pas partie des œuvres qu’on feuillette d’une manière distraite. C’est une lecture dense et complexe qui bouscule des choses enfouies, qui pousse à s’attarder plus longuement sur certains passages et à entendre ceux qui ont même une résonance musicale à nos oreilles. Pas étonnant, donc, qu’Anne Michaels ait joué du piano et du violon dans l’enfance. «Comme en musique, il faut penser au rythme dans la forme, à ces moments de pause pour la respiration», décrit celle qui a appris à lire le solfège avant les mots.

Ce souci envers ceux qui la liront, elle l’a aussi envers ses protagonistes, comme Avery et Jeanne, dont elle veut situer les événements historiques qui les concernent avec justesse. Si elle se permet une grande part d’invention, à savoir ce couple et plusieurs endroits fictifs, les bases historiques et géographiques
demeurent réelles, écrites après consultation d’ouvrages sur l’histoire de l’Égypte, du Soudan, d’Abou Simbel, de la Pologne ou de la voie maritime du Saint-Laurent. «Je ne vois pas ça comme un accompa­gnement pédagogique, se défend-elle, habituée à la remarque. À travers un flot d’informations, je veux donner le plus de clés possible aux lecteurs. Avec ces précisions en main, il pourra imaginer avec clarté.»

Et se préparer pour son prochain roman… à venir dans vingt ans! Elle ne peut s’empêcher de rire en pensant que les gens la presseront pour qu’elle accouche vite. Michaels ne veut rien précipiter: «Chaque histoire me guide vers la suivante. Il y a là les fondations du prochain roman. J’ai préparé le terrain pour vous. J’aurais envie de vous dire d’attendre et de faire durer le plaisir.»

Bibliographie :
Le tombeau d’hiver, Alto, 432 p. | 27,95$

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