Annabel Lyon : Aristote ou l’esprit moderne

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Mais qu'est-ce qui a bien pu pousser Annabel Lyon à écrire un roman mettant en scène l'antique Aristote? La Vancouvéroise, de passage au Québec cette saison, a accepté de nous expliquer comment le philosophe est devenu pour elle une référence, qu'elle se plaît à revisiter fréquemment. Et, bien qu'il ait vécu 300 ans avant Jésus-Christ, le penseur a une tête résolument moderne sous la plume de l'écrivaine. Entretien avec l'auteure du tout récent Le juste milieu.

Comment avez-vous démarré le travail sur ce roman?

Par le thème. L’être humain tente depuis toujours de trouver le juste milieu, de rencontrer le point d’équilibre entre les extrêmes. Personnellement, j’ai toujours recherché ça dans ma vie aussi. D’ailleurs, c’est particulièrement depuis le 11 septembre que j’ai ressenti le besoin d’écrire ce livre.

Oui, en temps de crise, il peut être bon de se référer aux philosophes, mais pourquoi Aristote?

Toute sa vie, il a tenté d’atteindre l’équilibre. Il y a un livre d’Aristote qui s’appelle Problèmes et qui parle des liens entre la mélancolie et l’esprit créatif. Il n’avait pas les mots d’aujourd’hui. Pour figurer le côté néfaste des extrêmes, il parle de la « bile noire ». Mais il construit toute sa pensée autour de cette idée qu’il faut éviter tous les extrêmes.

Aristote est un être qui observe et étudie, qui travaille avec sa conscience, mais il a également de grands moments de mélancolie et une grande part d’ombre. Diriez-vous que c’est un peu le lot des êtres lucides et clairvoyants? Être conscient des choses n’est-il pas plus difficile parfois que de ne pas en être conscient?

Je crois que oui. Aristote a vraiment cette curiosité, elle n’arrête jamais (Mme Lyon parle au présent, comme si Aristote se trouvait à côté de nous. C’est dire à quel point il est vivant pour elle). Que ce soit dans le domaine de la philosophie, de la biologie, de la psychologie, des mathématiques, etc., il n’a pas pu arrêter de penser. C’était comme une manie. Mais je pense aussi qu’il souffre de ce qu’on appelle aujourd’hui le trouble bipolaire, parce que chez lui les deux extrêmes sont très marqués.

Et pour amener la chose un peu plus loin, vous imaginez la rencontre entre Aristote et le jeune Alexandre, celui qui deviendra plus tard Alexandre le Grand. Alexandre est tout le contraire du sage, il se caractérise plutôt par sa véhémence…

Alexandre était ce qu’on appellerait maintenant un enfant-soldat comme ceux qu’on voit en Afghanistan. Ce qu’il a vécu après la guerre est ce qu’on appellerait un choc post-traumatique. Et, effectivement, il ne voulait pas arriver au juste milieu. Il y a beaucoup d’anecdotes à son sujet, par exemple qu’il aurait refusé de courir à des jeux olympiques sous prétexte qu’il n’y avait pas d’autres rois en compétition. Il était plutôt immature. Mais lui aussi avait un esprit très moderne.

Pouvoir, ego, démesure… Les époques changent, mais les caractéristiques sont les mêmes. Mais naturellement, l’être humain n’est-il pas un être d’excès, avec un besoin de sensations fortes et de plaisirs éphémères? Il suffit de penser à l’état de la planète…

C’est ça qui m’impressionne, les liens entre le contemporain et ce que je peux apprendre en lisant les textes anciens. Rien n’a changé. Ce sont les mêmes problèmes.

Le juste milieu est inclassable; ce n’est pas un roman historique, mais on y rencontre des personnages connus…

J’espère qu’il ne peut pas être catégorisé. J’ai eu des refus d’autres éditeurs qui avaient une idée précise de ce que ça devait être. Pour moi, c’était important que ce soit un roman contemporain, même si ça se passe il y a 2000 ans.

Qu’est-ce que la fiction vient apporter? Pourquoi avoir choisi le roman plutôt que d’écrire un ouvrage historique ou un essai?

Je trouvais qu’en dehors de l’université, on ne savait plus qui était Aristote et je trouvais ça vraiment dommage. Il nous a donné beaucoup de choses. Il a fait des dissections, il a exploré la logique, ce qui nous a donné les ordinateurs aujourd’hui… J’ai beaucoup pensé à mes enfants quand j’ai écrit le roman. Je voulais qu’ils connaissent Aristote. Et pour ça, je pensais que le roman serait plus accessible. Avec le roman, on peut introduire d’autres éléments qui permettent de rapprocher les choses plus proches de nous.

Quelle utilité a la philosophie selon vous?

Ça rend des idées complexes plus faciles à comprendre, ça nous permet de voir les choses sous un autre angle. La philosophie a des liens avec la poésie, la biologie, la logique, toute la vie. Le livre d’Aristote Éthique à Nicomaque, qui aborde ce thème du juste milieu, est une véritable référence dans ma vie personnelle. J’y retourne constamment, comme à un repère essentiel.

J’ai parfois l’impression que la philosophie enseignée aujourd’hui à l’école est trop abstraite et ennuie souvent les étudiants. Elle est enseignée comme un concept sans qu’on en explique les applications pratiques. Faites-vous aussi ce constat?

Oui, malheureusement. Souvent, on s’acharne sur les idées. Pourtant, Aristote n’est pas qu’une collection de livres. Ce que j’aimerais beaucoup c’est qu’en lisant mon livre les gens aient le goût de lire Aristote. Je serais vraiment heureuse.

Pensez-vous qu’il y a une rupture de sens dans notre monde contemporain où l’on sent parfois un besoin de fuite? Ou, au contraire, croyez-vous qu’il y a une évolution et une continuité de la pensée et de la recherche?

Je ne veux pas être pessimiste. Les gens ont besoin de sens et, justement, Aristote peut être un guide. Ils doivent chercher leurs réponses plutôt de ce côté au lieu d’écouter les talk-shows à la mode.

Vous évoquez dans votre livre la différence fondamentale qui existe entre le plaisir et le bonheur. N’avons-nous pas tendance à préférer le premier par facilité? La surface n’est-elle pas moins dérangeante que la profondeur des choses?

La recherche du bonheur est plus difficile que celle du plaisir; il faut faire des efforts. Mais la conversation que nous avons aujourd’hui aurait pu se passer dans la Grèce ancienne. On se posait les mêmes questions.

Lorsque vous écrivez, pensez-vous au lecteur?

Oui, mais les lecteurs que j’imagine sont aussi des écrivains, par exemple Hemingway, Shakespeare… Non, pas Shakespeare, c’est trop! Marie-Claire Blais. J’adore Marie-Claire Blais et quand j’écris, j’imagine qu’elle va lire ce que je suis en train d’écrire, alors ça m’aide à écrire mieux. Je rêve d’écrire un livre que je pourrais envoyer à mes idoles en leur disant « merci ». Je ne sais pas si j’arriverai un jour à écrire ce livre.

Vous avez d’autres influences?

Nabokov. Il me fait peur, il est tellement bon. Sinon, j’aime beaucoup les auteurs de nouvelles. D’ailleurs, je suis plus à l’aise avec l’écriture de la nouvelle que le roman. Je suis plus confortable avec le cent mètres qu’avec le marathon. Je n’ai couru le marathon qu’une fois pour dire que je l’ai fait, mais c’est tout.

Justement, sur quoi travaillez-vous présentement?

Sur un autre roman!

On comprend que vous aimez relever des défis! À moins que vous soyez un peu masochiste… Tout bon écrivain ne l’est-il pas un peu?

Oui, oui, masochiste (rires). Je souhaite imaginer la vie de Pythias, la fille d’Aristote, que l’on rencontre bébé dans Le juste milieu. Il y a peu d’informations sur elle, sinon qu’Aristote la destinait en mariage à un certain cousin. J’ai eu envie d’imaginer Pythias refuser ce mariage arrangé et de réfléchir à ce que c’était que d’être une femme contestataire à cette époque.

C’est d’ailleurs souvent grâce aux contestataires que les choses ont pu évoluer dans les sociétés. Mais pourquoi Aristote, ce grand penseur, refusait-il alors de penser que la femme pouvait être une citoyenne?

Aristote était aveugle sur deux sujets : les femmes et les esclaves. Je me dis qu’un homme ne peut pas tout faire. Il a fait beaucoup. Pour nous, c’est horrible qu’Aristote ait pu acheter des esclaves. Je n’aime pas ça en lui et c’est pour ça que j’ai écrit un personnage d’esclave qui ne se soumettait pas à lui. C’est aussi la raison pour laquelle je veux donner la parole à Pythias dans mon prochain livre.

Comment écrivez-vous? Avez-vous une discipline très stricte?

À chaque livre, je me fais un plan. Il faut que je sois disciplinée, surtout maintenant à cause des enfants, parce que je n’ai pas beaucoup de temps. Avant mes enfants, j’ai gaspillé beaucoup de temps. Maintenant que j’en ai moins, je travaille plus. Les bébés dans le livre sont les bébés de ma vie personnelle. Après leur naissance, j’ai vécu des dépressions post-partum. Je me disais « d’accord, j’écris 200 mots aujourd’hui », et je décrivais une caresse, un regard observé chez mon bébé.

Après avoir terminé l’écriture d’un livre, que ressentez-vous? Le besoin d’en écrire un autre ou de vous reposer?

Il me faut toujours un nouveau projet.

Pourquoi choisissez-vous d’écrire?

Ce n’est pas un choix. C’est ce que j’ai toujours voulu faire. Mon père était journaliste et éditeur, dans la maison je le voyais toujours en train de lire, d’écrire. Il n’y avait pas de censure, j’avais le droit de tout lire. Pour moi, c’était ce qu’on faisait quand on devenait adulte, on écrivait. Et voilà, ça n’a pas changé.

Crédit photo : Phillip Chin

Bibliographie :
Le juste milieu, Alto, 456 p., 27,95$

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