Lire du Alice Ferney, c’est comme se retrouver au café, avec une amie, alors que la conversation coule. On ne voit pas le temps passer, on s’y sent enrichie de visions du monde nouvelles, on a l’impression d’avoir grandi, d’avoir été ému, d’avoir vécu. Dans L’intimité, l’auteure française nous convie dans la vie d’un père dont la femme est morte en couches. Il se tournera vers sa voisine, une libraire féministe et célibataire par choix, avec qui une belle relation se nouera grâce aux enfants du couple brisé; puis viendra un troisième personnage, une enseignante qui possède une vive volonté de se créer individuellement, de choisir sa destinée, et ce, via la procréation assistée. Tous ont des craintes, des désirs, des aspirations, et Ferney module ces trois voix grâce à un roman riche en dialogues et en diversité de points de vue. Ci-dessous, elle nous en dit davantage sur ses motivations.

L’intimité questionne le sentiment amoureux, le choix ou refus de la parentalité et la vie familiale, à travers trois personnages qui ont chacun leurs opinions et aspirations. Cette aventure romanesque semble contenir énormément de recherches et d’assises plus psychologiques et philosophiques que seulement fictionnelles. Pourquoi écrivez-vous des romans plutôt que des essais? Qu’est-ce que la fiction vous permet que l’essai ne permet pas?
J’écris des romans parce que le genre est libre, hybride, flou, tout y est possible et permis. Cette liberté est propice à l’objectif que je poursuis : non pas affirmer mais explorer, non pas répondre mais questionner. Je serais par ailleurs incapable d’écrire un essai parce que je doute toujours. Avoir une certitude me paraît très difficile et, si je défends un point de vue, je n’exclus jamais que les opposants aient raison. Je n’exclus jamais que je me trompe. Le roman est approprié pour exprimer le doute, l’ambiguïté, l’ambivalence, la multiplicité des facettes d’un problème quelconque. Une autre chose me pousse vers le roman : j’ai le sentiment que je « sens » beaucoup plus que je ne « pense ». Pour écrire un essai, il faut penser, c’est-à-dire inventer, sinon des concepts, du moins des idées. Or je ne suis en rien créatrice d’une pensée originale! Deleuze distinguait les « concepts » et les « percepts »; le romancier crée des percepts, il travaille avec la sensation, voilà qui me convient davantage.

Le sentiment amoureux est un sujet récurrent dans plusieurs de vos ouvrages : il s’y trouve disséqué chaque fois sous un nouvel angle. Dans L’intimité, quelle approche avez-vous privilégiée? Quelles idées nouvelles liées à cette thématique souhaitiez-vous mettre de l’avant?
Je me suis intéressée au désir d’enfant qui souvent accompagne le sentiment amoureux. Le précède-t-il, naît-il avec lui, comment ça se goupille?! Les sociologues distinguent désormais le « couple conjugal » (éminemment périssable) du « couple parental », qui est durable. Le lien entre amour, désir d’enfant et parentalité me semblait devenir aujourd’hui intéressant. Veut-on un enfant de quelqu’un? Avec quelqu’un? Un enfant tout court? Veut-on quelqu’un pour faire un enfant? J’ai envisagé ces questions dans le cadre de la relation amoureuse hétérosexuelle. J’aurais pu raconter le désir d’enfant chez une femme célibataire ou dans un couple homosexuel, ce sont les sujets de l’actualité, mais c’est face à la procréation que la différence des sexes devient la plus concrète et je ne voulais pas perdre cette réalité.

« Je demande à un homme de m’aimer pour moi-même et pas pour mon ventre capable d’enfanter […] », demande Sandra, l’un de vos personnages qui a fait le choix de ne pas enfanter. Devenir mère ou ne pas le devenir, est-ce selon vous une question importante que doivent — que peuvent — se poser les femmes en 2020, à l’instar de votre personnage?
Je n’ai pas la prétention de répondre à cette question, j’ai été pour ma part incapable d’envisager ou même d’imaginer une vie sans enfant. Avec le recul de l’âge, je m’étonne d’avoir si peu réfléchi à un choix si important. Je crois que moins de 5% des femmes dans le monde n’ont jamais d’enfant, c’est très peu. L’enfant demeure l’expression d’un épanouissement et d’une réussite personnelle, à ce titre il est hautement désiré. Mais les jeunes générations, touchées par la charge excessive que l’humanité représente aujourd’hui pour la planète, ou inquiètes de l’avenir, choisissent avec parfois beaucoup de fermeté de ne pas enfanter. Leurs raisons sont nouvelles. Les féministes ont d’autres raisons, je pense à Simone de Beauvoir par exemple. J’ai voulu donner la parole à une femme qui a une conscience aiguë de ce que réclame un enfant, et qui se rebelle contre le fait que les hommes ne partagent pas encore assez cette charge — et ce plaisir — avec elles.

Photo : © Catherine Gugelmann / Actes Sud

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