Dans La chance de leur vie, une famille française emménage aux États-Unis, alors que le père, la soixantaine, y a trouvé un emploi prestigieux à l’université. On y suit son épouse, une femme discrète qui devra se faire à sa nouvelle vie : une langue qu’elle ne maîtrise pas tout à fait, un mari dont le charme opère un peu trop sur les collègues, un fils qui cache sa grande intelligence. Agnès Desarthe, auteure pour les adultes et pour la jeunesse ainsi que traductrice française, possède une plume très fine qui tisse des sillons dans le réel afin d’y imbriquer des personnages complexes et nuancés, qu’elle nous fait irrémédiablement aimer.

Quelle a été l’étincelle qui a allumé en vous le désir d’écrire cette histoire? Est-ce l’idée du lieu – les États-Unis – qui a primé, celle de la découverte d’un adultère ou encore celle d’une famille sur laquelle le destin n’avait pas encore frappé?
Comme souvent chez moi, plusieurs fils se mêlent pour créer la trame. Ils semblent disparates, à première vue. Les voici, dans le désordre : depuis plusieurs années déjà, j’éprouve l’envie de parler de mon pays, de la France, une région du monde relativement épargnée ces dernières années, plutôt riche, belle et douce à vivre. Les gens qui la peuplent ne paraissent pourtant pas aussi heureux qu’ils pourraient l’être. Pourquoi? Quand les attentats meurtriers de 2015 ont eu lieu, je me suis dit : à présent, nous avons une bonne raison de pleurer; mais plutôt que de faire taire les interrogations sur le statut et l’image de la France, la vague terroriste a relancé mon questionnement. Je me suis dit que le meilleur moyen de comprendre serait d’accomplir le proverbial pas en arrière qui permet, grâce à la distance, de contempler au calme ce que nos yeux fatigués ne parviennent pas à voir.

Par ailleurs, j’avais envie de parler des femmes. Jeunes et moins jeunes, épuisées par les doubles, voire les triples journées qu’impose le jonglage entre enfants, carrière, mari, amis, etc. Les femmes me semblaient à la fois éreintées et inépuisables, mourant chaque soir pour renaître au matin. Je voulais aussi parler du corps de la femme, de ses transformations, de la ménopause qui demeure un sujet étrangement tabou, pas seulement dans la littérature, mais dans les conversations. Comme si c’était une chose dégoûtante. Là encore, je me suis interrogée : qu’y a-t-il de dégoûtant là-dedans, au-delà des réponses évidentes qui ont trait à la fin d’une certaine productivité?

Et puis, il y a mon travail de traductrice. Voilà vingt-cinq ans que je lis et traduis des romans américains. Une partie de mon esprit est comme colonisée par cette culture, par cette langue. Je me suis dit que ce serait amusant d’activer cette partie passive de moi-même.

Et enfin, dernier élément : j’ai entendu le merveilleux traducteur britannique Franck Wynne déclarer, au cours d’une conférence, que malheureusement la littérature française s’exportait peu aux États-Unis, mais que si on voulait être absolument certain qu’un roman français ne serait JAMAIS publié aux USA, il suffisait de le situer sur le sol américain. Cela m’a donné envie d’essayer.

Votre roman s’intitule La chance de leur vie. Mais au final, croyez-vous que cette famille a réellement eu de la chance en choisissant de s’installer aux États-Unis? La chance n’était-elle pas, plutôt que dans ce déménagement, dans la découverte d’eux-mêmes que leur a proposée cette expérience?
Ce titre, comme vous l’avez très bien perçu, est en partie ironique. À une époque – et même à plusieurs époques –, les États-Unis sont apparus comme une terre promise, un ailleurs souhaitable où l’on pouvait se réfugier, se réinventer, faire fortune. Quand Hector, Sylvie et Lester quittent la France, cela représente une chance dans la mesure où ce départ leur permet d’échapper à la morosité et à l’anxiété, peut-être même aux bombes. Ils s’installent, confiants, dans une nation qui a élu un président noir (je sais qu’on n’a plus le droit d’écrire ça, mais c’est exprès) et qui s’apprête à se faire gouverner par une femme. Quelle belle proposition! Quelle utopie réalisée. Au moment où j’ai commencé à écrire ce roman, je croyais, moi aussi, comme beaucoup de gens, qu’Hillary Clinton remporterait les élections. C’est donc une chance apparente. Cependant, vous avez raison de pointer le parcours individuel des personnages. L’exil les révèle à eux-mêmes. L’exil les révèle aussi l’un à l’autre, les uns aux autres. Je ne néglige pas non plus la chance qu’ont les Américains qui croisent leur route de les avoir rencontrés. Pour les adolescents que Lester charme et embarque dans son cercle d’amour, on peut aussi parler de chance, je crois.

 

Photo : © Patrice Normand

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