« Ce livre est un important cri du cœur et conceptualise de façon très originale le poids de la douleur » : nous ne pourrions mieux décrire Colibri qu’en ces termes choisis par l’éditeur, lorsque nous lui avons fait part de notre désir de nous entretenir avec son auteure, la Montréalaise Natalia Hero, sur ce roman saupoudré de réalisme magique et paru originalement en anglais sous le titre Hum.

L’histoire est simple, mais non dénuée d’intérêt, bien au contraire : une femme réalise qu’elle a été violée et, quelques minutes plus tard, elle donne naissance à un colibri qui « jaillit de [s]a bouche en battant des ailes », la regardant droit dans les yeux. Dès lors, la vie de cette femme sera chamboulée : l’oiseau ne la quitte jamais, assombrissant son quotidien du vrombissement de ses ailes, tailladant sa peau de « son long bec mince comme une queue de cerise » lorsque des gens s’approchent trop d’elle ou qu’elle tente de reprendre sa vie d’avant.

Ne sachant quoi faire de ce colibri, la protagoniste tentera d’abord de le cacher, de le maîtriser.  « J’espère encore qu’il va partir. Je déteste sa manière de me suivre. Dans la salle de bain, dans la douche, partout à l’extérieur. Je le garde sous mon chandail pour que personne ne le voie. Je porte des vêtements amples. Je suis toujours nerveuse, je crains que quelqu’un le remarque », lit-on dans la traduction, signée Annie Pronovost. L’apprivoisement, ce n’est pas pour tout de suite.

L’oiseau
Bien au-delà de la métaphore, la présence de l’oiseau fait basculer le récit dans ce qu’on ose qualifier de réalisme magique : tout, dans la trame narrative est issu du monde tel qu’on le connaît, à l’exception de ces oiseaux qui tiennent compagnie à celles – car elles sont plusieurs – qui ont eu le malheur de croiser la route d’un violeur. Celles qui les possèdent doivent les nourrir, en prendre soin, apprendre, surtout, à supporter leur présence qui, avec les années, se fait plus douce.

Natalia Hero explique que l’utilisation du personnage de l’oiseau-mouche lui semblait une approche plus facile pour explorer un sujet aussi sombre, pour confronter ce thème tabou. « Ma première réflexion a été de comparer le traumatisme à une sorte de bruit de fond, comme une sonnerie au creux de l’oreille – quelque chose qui est constamment présent et qui, au fil du temps, devient de plus en plus insupportable. » C’est ainsi que lui est venue l’idée du colibri, cet être minuscule duquel émane pourtant un bruit bourdonnant, vrombissant, qui assaille celui ou celle qui l’entend jour et nuit. « Je voulais capturer le fait qu’une victime d’agression sexuelle n’a pas d’autre choix que d’avancer dans la vie, malgré ce lourd fardeau qui la retient : incidemment, le colibri semblait être l’image parfaite pour représenter le tout, car il est toujours en mouvement, toujours à la recherche de la prochaine occasion de se nourrir, propulsé par son besoin de survie », poursuit Natalia Hero.

Ce choix d’élément peu usuel permettait aussi à l’écrivaine de représenter quelque chose de fondamental : « Je voulais extérioriser l’expérience de la protagoniste pour qu’il soit clair que son traumatisme ne définit pas son identité. L’idée d’une créature sensible remplaçant le traumatisme expose la complexité du processus de guérison, montrant de quelle façon ce dernier possède sa propre vie. »

Et l’auteure réussit avec brio à démontrer cette dissociation, d’abord par tout le tracas que cause le volatile à la protagoniste, puis dans la façon qu’ont le colibri et la femme de s’habituer à leur présence mutuelle : « Je ne sais pas si j’ai envie de voir des gens. Je ne sais pas si l’oiseau en sera capable. Je m’entraîne à le mettre dans mon sac à main. J’y laisse une fiole d’eau sucrée, avec un petit trou dans le bouchon pour qu’il puisse se nourrir. Je sais que mon sac va devenir tout collant, mais je n’ai pas le choix. Je suis décidée à être moi. Quelque chose est arrivé, c’était odieux, mais je suis encore moi, je suis encore celle que j’étais, j’aime sortir, enfin je pense, et ce n’est pas ça qui va m’arrêter », lit-on. Elle en parle même, à un moment, comme d’un « fidèle membre fantôme qui continue de [la] hanter », ou encore comme « la partie de nous qui est née de la mauvaise expérience ».

Leur relation évolue, d’ailleurs. Et c’est ce qui donne toute la profondeur au roman. À un moment, à force de côtoyer un groupe de soutien formé de gens qui, eux aussi, possèdent un oiseau, la protagoniste en vient à se demander si elle ne devrait pas faire plus d’efforts pour apprivoiser le sien. Elle va jusqu’à se demander si elle en est la mère – il est sorti d’elle après tout, non? – et si elle ne devrait pas accepter ce rôle, « en prendre la responsabilité ». « Elle ne peut pas accepter ce qui lui est arrivé. Elle ne veut pas que cela la définisse, elle veut avancer et tout oublier, mais elle reste hantée par ce rappel constant. Embrasser son existence, assumer ce rôle maternel, signifie s’accepter et accepter ce qui lui est arrivé. L’expérience ne la définit pas entièrement, mais elle fait finalement partie d’elle », explique l’écrivaine.

Après #metoo
C’est en réaction à certains commentaires sur les réseaux sociaux que Natalia Hero s’est lancée dans l’écriture de ce livre : « J’étais très en colère devantles réactions de plusieurs personnes qui commentaient le mouvement #metoo, des gens qui semblaient n’avoir aucune empathie pour les survivantes et survivants qui étaient assez courageuses et courageux pour se manifester et se mettre ainsi à nu. Je voyais des gens demander des choses comme “eh bien, pourquoi n’a-t-elle pas fait X”, comme s’il existait des étapes faciles et logiques à suivre après avoir subi de tels événements traumatisants, comme si quelqu’un qui n’avait pas vécu cette expérience avait le pouvoir de dicter à la victime comment elle devait agir. J’ai voulu créer un récit axé sur la lutte interne du personnage, où le lecteur est piégé dans l’esprit de la victime et n’a d’autre choix que de confronter ce que le traumatisme sexuel fait réellement subir à une personne. Je voulais forcer le lecteur à faire preuve d’empathie, en mettant toutes ces émotions brutes au premier plan. »

La beauté de cet ouvrage, c’est qu’en plus de parvenir à ses fins, c’est-à-dire de trouver une porte qui mène la protagoniste vers la guérison, il laisse planer un constat, aussi discret que puissant : la reconstruction est plurielle et peut prendre des formes multiples. « Il y a cette idée de la “victime parfaite” que je voulais confronter. Je voulais exprimer qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise façon de guérir ou de traiter un traumatisme », exprime l’auteure.

Et, effectivement, ce n’est pas parce qu’elle a perdu des plumes que sa protagoniste ne pourra plus jamais prendre son envol : comme nous l’explique Natalia Hero, c’est grâce au fait que son personnage touchera le fond, sera détruit, que l’espace pour se reconstruire lui sera disponible… D’ailleurs, ne dit-on pas que le colibri est le seul oiseau à pouvoir faire marche arrière?

Photo : © Eva-Maude TC

Publicité