Michel Freitag : ne pas se laisser envahir par le marché

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Michel Freitag a enseigné plusieurs années au département de sociologie de l'UQAM. Il a dirigé, en collaboration avec Éric Pineault, la publication d'un ouvrage regroupant les contributions de divers universitaires québécois, Le monde enchaîné (Nota bene), qui représente une sorte de manifeste critique sur l'évolution de nos sociétés à l'aune du libéralisme.

Comment définiriez-vous les enjeux actuels de la mondialisation du point de vue de l’orientation et de l’avenir de la société ?

La « mondialisation », celle dont on parle actuellement, est une politique de déréglementation d’inspiration néolibérale qui vise à abolir tous les obstacles politiques, institutionnels, juridiques et réglementaires qui peuvent entraver le libre déploiement de la logique du profit, et ceci dans tous les domaines de la vie sociale et à la dimension du monde. Il s’agit donc de faire de la loi du profit la loi suprême de l’humanité, et d’ériger les « forces du marché » en arbitre souverain et unique de notre avenir et de celui de la planète elle-même.

Un tel enjeu peut être alors décliné sur plusieurs registres. Le plus évident est celui de la totale subordination de la société au « marché » ; cela passe par le renversement du rapport de représentation de l’État, qui devient un instrument de l’adaptation de la société aux forces du marché, en même temps qu’il est rendu juridiquement responsable de la société devant les puissances qui dominent la nouvelle économie globalisée (dans le projet de l’AMI, il s’agissait nommément et exclusivement des « investisseurs » et de leurs « droits ») ; cela comporte une abolition de la démocratie, puisque l’instance politique où elle s’exprime sera privée de sa capacité législative au profit des tribunaux arbitraux chargés de l’application des accords de « libre échange » en tout ce qui peut interférer directement ou indirectement avec la « libre recherche du profit » ; cela pose donc aussi un enjeu de civilisation, à caractère philosophique, puisqu’on veut instituer de manière universelle la suprématie de l’intérêt économique et financier sur l’ensemble des autres finalités humaines ayant une portée et une légitimité collective (totale privatisation virtuelle de la culture, des valeurs, des connaissances, des formes de responsabilité et de solidarité, de l’idée même du bien, du juste et du beau). Ainsi, on veut non seulement imposer une idée réductrice de la nature humaine, mais rendre illégitimes et irrecevables les efforts que l’humanité peut et doit entreprendre en vue de la réalisation effective de ses idéaux. Dans la foulée, on a donc aussi décrété la « fin de l’histoire » !

Comment peut-on situer la mondialisation, sa spécificité, dans l’évolution historique du capitalisme ?

L’idéologie néolibérale présente la mondialisation comme la réalisation généralisée du modèle libéral de la rationalité économique, mais fait l’impasse sur au moins deux transformations majeures du « capitalisme » :

1) la mutation de l’économie de marché proprement dite en une structure économique dominée par de grandes organisations commerciales et industrielles, qui exercent stratégiquement leur contrôle hégémonique non seulement sur leurs conditions internes de production, mais aussi bien sur les ressources collectives et sur la création des besoins (la publicité, le marketing, etc.).

2) la mise en place plus récente, comme instance ultime de régulation économique, d’un système financier globalisé qui est entièrement dominé par la logique spéculative. À travers l’expansion fulgurante – et fragile – de la « nouvelle économie », cette rationalité systémique spéculative étend maintenant son emprise directe sur l’ensemble de ce qu’étaient les « institutions » uniformément régulées non seulement de l’ « économie productive », mais encore de la recherche scientifique, de l’éducation, de la culture, des arts, des formes politiques d’expression de la volonté collective.

Le marché, la « marchandisation » de tout ce qui nous entoure semble être au centre de l’avenir de la mondialisation. Que deviennent l’État et l’individu dans cette évolution ?

Dans la dynamique de la modernité, l’État national a eu pour tâche, pour raison d’être et pour justification ultime de la souveraineté qui lui était conférée d’être l’instance d’expression réfléchie, démocratique, des finalités et des solidarités collectives qui transcendent les intérêts particuliers et les rapports de forces qui s’y inscrivent directement. C’était l’idée de la recherche du « bien public » comme finalité de la res publica, associée aux libres délibérations dans l’espace public politique et à la représentation. En raison de la généralisation mondiale de l’économie capitaliste et des effets des technologies, ce qui s’impose aujourd’hui, ce n’est pas la déréglementation, mais au contraire l’exigence d’un renforcement du contrôle de l’économie et des orientations de son développement par la société. Or, s’il est évident que les États nationaux sont devenus des cadres insuffisants pour l’élaboration et la mise en œuvre de ces nouvelles formes d’action collective, il est tout aussi évident que c’est dans la création d’instances politiques élargies que réside une réponse sensée et responsable aux exigences de la situation. Or, jusqu’à présent, tout le procès de la mondialisation qu’on veut nous vendre idéologiquement, médiatiquement, organisationnellement (sic) et opérationnellement, va exactement dans le sens inverse de cette exigence fondamentale d’une prise de responsabilité collective : on a inscrit au programme l’abandon volontaire ou contraint des capacités d’intervention politiques déjà existantes. Pour le moment, il s’agit seulement, avec la mondialisation, de permettre l’accroissement exponentiel de l’autonomie strictement autoréférentielle que le système économique spéculatif a déjà largement conquise à l’encontre de la capacité d’autoorientation réfléchie des sociétés. Pour ce qui est de l’individu, ce n’est plus comme personne qu’il est reconnu dans cette nouvelle philosophie de l’histoire, mais comme un sujet uniquement orienté vers la maximisation de ses « intérêts », un sujet « bébavioriste » capable – ou non – de s’adapter comportementalement (sic) aux variations de son environnement informationnel, comme les rats de laboratoire ou encore comme les gamblers de la bourse. À ce titre, il est donc urgent, non de libérer encore plus l’économie, mais de la reprendre en main, de la soumettre de nouveau politiquement et culturellement à des finalités humaines substantielles et concrètes plutôt que de tout faire, comme la plupart des gouvernements et des instances politiques s’y sentent désormais obligés, pour adapter à ses exigences l’ensemble des sociétés, et avec elles tous les aspects encore spécifiques de la vie sociale comme l’éducation, la culture, le travail, la recherche scientifique, la vie urbaine, la famille, les communautés locales et régionales.

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Le monde enchaîné, Michel Freitag et Éric Pineault, Nota bene

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