Alors que la crise des médias fait rage, le journalisme international au long cours a plus que jamais un rôle déterminant pour permettre à chacun de comprendre les enjeux d’un monde complexe. Couvrir les guerres, les conflits, l’impact des crises en tout genre, c’est le lot quotidien de ces journalistes qui parcourent le monde pour nous informer. Lumière sur un métier essentiel.

Je rencontre Michèle Ouimet dans un café près de la place de la République à Paris. Chacun de notre côté, nous avons dû rejoindre ce point de rendez-vous à pied : depuis plus d’un mois, les grèves contre la réforme des retraites voulue par le président Macron paralysent les transports de la capitale. « Trente-six jours de grève et les Parisiens sont calmes, j’admire leur résilience », commente Michèle Ouimet en s’installant devant son verre d’eau pétillante.

Au cours de sa carrière de journaliste pour La Presse, Michèle Ouimet a couvert une partie des conflits les plus terribles et meurtriers des trente dernières années : la Syrie, le Liban, l’Afghanistan, le Pakistan… Face à elle, je ne peux m’empêcher de me poser cette question, simple mais brûlante : « Pourquoi y être allée? »

La réponse, Michèle Ouimet la donne dès le titre du livre où elle revient sur les temps forts de sa vie de journaliste internationale, Partir pour raconter. Pour Michèle Ouimet, il est indispensable d’aller sur place pour être en mesure d’avoir une vision juste de ce qui se passe sur le terrain, pour réussir à voir à travers la propagande des belligérants. « Chaque armée a sa vision des choses, sa propagande, c’est pour ça que je n’ai jamais voulu traiter de stratégie militaire. Ce qui m’intéressait, c’était de raconter comment les civils vivent la guerre. Si nous, les journalistes, ne sommes pas là pour raconter leur histoire, qui va sortir ces gens du néant, dire qu’ils existent? »

Estimer les risques
Partir dans des zones de guerre ne veut pas pour autant dire prendre tous les risques. À l’inverse de Paul Marchand, grand reporter québécois qui carburait au danger — qui avait selon la légende inscrit la devise « Don’t waste your bullets, I am immortal » (Ne gaspillez pas vos balles, je suis immortel) sur la voiture qu’il utilisait lors du siège de Sarajevo —, Michèle Ouimet s’est toujours demandé si le jeu en valait la chandelle, notamment en se renseignant auprès de ses confrères sur place. « Est-ce que c’est risqué? Est-ce que ça en vaut la peine? » sont des interrogations de tous les instants pour la journaliste sur le terrain.

Dans certains cas, il faut savoir renoncer car les risques sont trop grands. Michèle Ouimet déplore ainsi qu’on ait « laissé tomber la Syrie », un pays devenu trop dangereux. « Je suis allée deux fois en Syrie, mon dernier voyage date d’avril 2013. Avec 380 000 morts, c’est le pire conflit depuis la Seconde Guerre mondiale, mais on a arrêté d’y aller. »

Si Michèle Ouimet n’a cessé de prendre toutes les précautions pour assurer sa sécurité, rien n’immunise contre la réalité de la guerre. Son expérience au Rwanda, où elle s’est rendue en avril-mai 1994, en plein génocide tutsi, l’a profondément traumatisée. L’odeur de la mort, la vue des cadavres empilés en putréfaction la hanteront. « Le Rwanda ne m’a jamais quittée, j’avais totalement sous-estimé l’ampleur de l’horreur et du choc que j’avais vécu. Je suis revenue démolie, en miettes, mais je n’en ai pas parlé à mon chef de l’époque, Marcel Desjardins, un homme bourru que j’aimais beaucoup et qui aurait pourtant compris. Je souffrais sans doute de stress post-traumatique, je n’arrivais pas à me remettre sur les rails. Mon chum m’a ramassée à la petite cuillère. »

Le prix à payer
Cassée par son métier, usée physiquement (elle souffre de hernies discales) mais aussi mentalement, Michèle Ouimet a pris sa retraite de journaliste l’année précédente, à 64 ans. Avec l’actualité bouillante dans des pays qu’elle connaît bien — l’assassinat par drone du général iranien Qassem Soleimani par les Américains, les manifestations monstres au Liban… —, aurait-elle envie de repartir? « Le terrain me manque énormément, mais pas le stress ni les gilets pare-balles. Ça m’écœure de dire ça, mais ce métier use. J’aimerais bien être une jeune fringante de 30 ans. Mais si mon corps est aujourd’hui rétabli, je n’ai plus la capacité de prendre la pression et le stress du reportage à l’étranger, gérer toute l’organisation, le danger… »

Si dans l’imaginaire collectif le correspondant de guerre reste auréolé d’un certain glamour, la réalité est en effet bien plus terre-à-terre. Ce qui occupe l’essentiel du temps du correspondant, ce sont des questions de logistique : comment vais-je faire pour me rendre à tel endroit en sécurité? où vais-je dormir, manger, faire mes besoins?

Je demande à Michèle Ouimet si elle est touchée par la relative indifférence de la population québécoise vis-à-vis des victimes des conflits qu’elle a couverts. Bombardés d’informations dures et déprimantes sur la détresse humaine, devenons-nous insensibles aux malheurs lointains? « La misère existera toujours, la lassitude du public aussi. Je me souviens d’ailleurs quand j’étais toute petite que je n’en pouvais plus d’entendre parler de la guerre du Vietnam. Mon indignation n’est pas dirigée vers les lecteurs : c’est à moi de les persuader que l’histoire que je leur raconte est importante. C’est par le choix des mots — l’arme des journalistes — qu’il faut réussir à toucher le lecteur, à le sortir de son indifférence. Quand le conflit est extrêmement complexe comme en Syrie, un conflit où il semble ne plus y avoir de “bons” auxquels s’identifier, il peut être difficile de créer cet élan d’empathie. » D’où l’importance de distiller l’essence du conflit dans le drame de certaines personnes, de trouver l’image forte qui va venir toucher au cœur, comme celle de ce vieux Syrien mort sur un trottoir d’une balle dans le dos alors qu’il essayait de fuir, dans un quartier de fin du monde…

Même son de cloche du côté du journaliste indépendant Frédérick Lavoie qui vient de remporter le prix du Gouverneur général pour son ouvrage de non-fiction intitulé Avant l’après : Voyages à Cuba avec George Orwell. « Il faut incarner le sujet, raconter une histoire, car tout le monde aime se faire raconter des histoires, estime-t-il. Pour intéresser le public, il faut être décomplexé sur les façons de raconter, utiliser les outils que nous donne la littérature tout en gardant la rigueur journalistique. » Dans Avant l’après, Frédérick Lavoie joue ainsi avec les styles, n’hésitant pas à inclure un poème ou une scène de théâtre, tout en restant factuellement irréprochable.

Frédérick Lavoie n’hésite pas non plus à se mettre en scène, considérant que sa présence, sa personnalité ont nécessairement influencé son récit. « Mon but est de représenter la réalité en toute bonne foi ; or la réalité est forcément déformée parce qu’elle passe à travers moi. Je veux donner aux lecteurs des clés de compréhension, qu’ils puissent être critiques vis-à-vis de moi, avoir des espaces de doute. » C’est pourquoi Frédérick Lavoie ne craint pas de se dépeindre tel qu’il est, en toute transparence, à décrire ses défauts (entre autres la radinerie), ses peurs, ses doutes. Mais aussi ses faits d’armes : un des moments clés d’Avant l’après est celui où Frédérick Lavoie raconte comment il a osé déclamer « Je hais Fidel » lors d’une lecture publique à Cuba.

Le type de journalisme que pratique Frédérick Lavoie reste très minoritaire au Québec, ce que l’auteur déplore. « J’aimerais qu’il y ait plus de gens qui fassent de la non-fiction, qui ne rapportent pas que les faits mais également les émotions, qui traitent les sujets à travers leur propre sensibilité. » Pour résumer sa démarche d’écrivain, Frédérick Lavoie a une jolie formule. « On dit souvent que le journalisme est le premier brouillon de l’histoire : moi j’essaie d’écrire le second brouillon de l’histoire. »

Prendre le temps
Dans le feu de l’action, il peut être difficile d’informer sur des situations troubles, complexes, chaotiques. Pour avoir une vision juste et « pallier son ignorance », Michèle Ouimet jouait la carte de la prudence, se renseignant abondamment en amont (quand les circonstances le permettaient) et multipliant les entrevues pour être sûre de prendre le véritable pouls de la population.

Elle aimait également retourner dans les mêmes pays, comme en Afghanistan où elle est allée huit fois. En tant qu’envoyée spéciale, on ne fait « qu’effleurer un pays », estime la journaliste. Pour mieux s’inscrire dans le quotidien des femmes afghanes, elle a souhaité passer une semaine au sein d’une famille pachtoune. « Être une femme occidentale dans un pays musulman, c’est souvent compliqué, mais cela présente aussi des avantages. Cette expérience aurait été rigoureusement impossible pour un homme qui n’aurait pu parler aux femmes ni même les voir. Avec moi, les femmes étaient très ouvertes, elles m’ont parlé librement de leur misère sexuelle, des violences conjugales. J’ai réalisé pendant cette semaine que les hommes étaient tout aussi malheureux que les femmes, pris dans le carcan religieux. »

Le grand reporter français Jean Hatzfeld a également ressenti le besoin de revenir au même endroit pour creuser un sujet en profondeur. Depuis 1994, il ne cesse de se rendre au Rwanda pour raconter l’histoire complexe du génocide qui a marqué ce pays de manière indélébile, vu par les yeux des rescapés, des bourreaux, mais aussi de leurs enfants. De ses voyages répétés, il a déjà tiré cinq livres, dont l’incontournable Une saison de machettes, deuxième volet de son récit sur le génocide tutsi.

Frédérick Lavoie valorise lui aussi le temps long pour mieux comprendre les sociétés qu’il va observer et les décrire en détail dans ses livres. « Le journalisme indépendant me permet de prendre le temps, de m’attarder, de ramasser beaucoup de matériel. Quand je débarque quelque part, j’arrive préparé, nourri par mes lectures. Mais je ne cherche pas qu’à valider des hypothèses : la sérendipité fait partie de ma démarche, je me laisse porter et tombe parfois sur des choses qui alimentent ma réflexion. » Un choix qui permet à son récit de foisonner de détails qui semblent anodins, mais qui viennent éclairer d’un jour nouveau le quotidien des Cubains : on découvre par exemple la qualité déplorable des allumettes cubaines, qui forcent le fumeur à se battre en permanence pour allumer la moindre cigarette. Un détail, certes, mais qui en dit tant sur Cuba à l’aube de la fin du castrisme.

Le coût de l’information
Faire de grands reportages à l’étranger, cela prend du temps et coûte très cher. Les médias québécois choisissent donc souvent de s’appuyer sur des textes d’agences de presse (qui disposent de correspondants sur place) telles que l’Agence France-Presse pour leur couverture internationale, explique Colette Brin, professeure à l’Université Laval et directrice du Centre d’études sur les médias.Convaincus de la valeur du reportage à l’étranger pour permettre aux Québécois de comprendre la réalité du monde, et ainsi de faire des choix de société éclairés, certains tentent de faire contrepoids. Deux programmes ont ainsi récemment vu le jour : le Fonds québécois en journalisme international qui attribue des bourses pour la réalisation de reportages à l’étranger, et l’enveloppe de 500 000 $ sur cinq ans remise par l’entreprise de Transat au journal Le Devoir pour financer le journalisme international.

Pour capter l’attention des lecteurs, auditeurs, spectateurs ou internautes québécois sur des questions internationales, il est logique de s’appuyer sur le travail de journalistes québécois qui parlent la même langue et ont les mêmes référents culturels que leur public cible. Autrement dit : pour raconter des histoires d’ailleurs à des gens d’ici, les mieux placés sont des gens d’ici.

Photo de Michèle Ouimet : © Alain Roberge – La Presse
Photo de Frédérick Lavoie : © Sophie Gagnon-Bergeron

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