Jean-François Rioux: L’intervention armée : droit, devoir ou privilège?

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Combien de fois, au cours des dernières années, avez-vous ouvert un journal sans tomber sur un bilan des menées militaires occidentales au Moyen-Orient? Combien de fois avez-vous pesé le pour et le contre sans arriver à dissiper tous vos doutes sur le bien-fondé de ces interventions, ni à les condamner catégoriquement? C’est qu’au cœur de la question s’entremêlent des enjeux éthiques, politiques et juridiques si complexes qu’on a du mal à s’y retrouver. Jean-François Rioux, politicologue et chercheur à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques, ainsi qu’une dizaine de spécialistes se sont penchés sur le sujet pour y faire un peu de lumière.

Il y a d’abord eu le Koweït, en 1991. La guerre froide venait de se terminer, l’échiquier mondial était à redéfinir. En principe, l’ONU ne cautionnait que les manœuvres militaires défensives. Toute la question étant de savoir ce qu’on a le droit défendre… En reconnaissant dans l’intervention armée au Koweït une forme de défense de la paix mondiale, les Nations Unies ont ouvert une boîte de Pandore. Depuis, elles ont donné leur aval à diverses interventions armées au Cambodge, en Somalie, au Rwanda, en Bosnie, au Kosovo, en Afghanistan, en Haïti… Le point commun de ces interventions réside dans leur caractère «humanitaire»: protection de civils menacés par des conflits nationaux, renversement de régimes despotiques et répressifs, démocratisation, etc. Mais des questions se posent avec insistance. Pourquoi la communauté internationale a-t-elle préconisé l’intervention dans certains cas, tandis qu’elle laissait dans le besoin les populations du Darfour ou du Tibet, par exemple? L’adjectif «humanitaire» n’est-il qu’un paravent cachant des intérêts économiques et nationaux? Comment expliquer que les interventions soient toujours menées par des États puissants contre des États émergents? Et dans le cadre du droit actuel, comment rendre ces interventions acceptables d’un point de vue légal, sinon moral?

Ces grandes questions ont alimenté les quelques rencontres animées ayant mené à la publication de l’ouvrage collectif L’Intervention armée peut-elle être juste? «Le projet a vu le jour en 2003, explique Jean-François Rioux, qui en a dirigé la publication. Il se rappelle qu’ «à l’époque, il y avait l’intervention en Irak et toute la question du Darfour qui commençaient à émerger. Les journaux en parlaient beaucoup, il y avait des tribunes téléphoniques, etc. Tout le monde se demandait si on devait intervenir ou pas. Mais il me semblait que le problème n’était pas envisagé dans toute sa complexité». En effet, la population en faveur des interventions se réclamait principalement de considérations morales, lesquelles ne sont évidemment pas les seules (ni même les principales) à guider la politique d’un pays. «Mais les opposants aux interventions simplifiaient aussi la question en prétendant que toute intervention était une pure question de manigance politique et de gros sous, poursuit-il. Les gens ont tendance à ne regarder ça que sous l’angle de l’intérêt des États. Mais il y a des questions très délicates derrière, des questions morales, éthiques, juridiques… À mon avis, elles affectent les jugements de décideurs autant que les questions d’intérêts nationaux et économiques.»

Souveraineté nationale contre droits humains
À ceux qui doutent de l’existence d’hommes politiques moralement scrupuleux, les auteurs de L’Inter-vention armée… rappellent que le développement des mœurs et des communications ne permet plus aux politiciens véreux de sévir en toute impunité. «Il n’y a pas si longtemps, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale à peu près, les guerres faisaient partie du paysage politique. On les acceptait, remarque Jean-François Rioux. Mais on n’aurait jamais accepté qu’un pays se permette d’intervenir pour résoudre les problèmes d’un autre pays. On était plus sensible au respect de la souveraineté nationale qu’aux questions de droits humains. Les mœurs et les valeurs ont beaucoup changé depuis la fin de la guerre froide. Maintenant, quand il y a une famine ou une guerre civile à
l’étranger, la population du Canada incite ses politiciens à intervenir.»

C’est d’ailleurs sous la pression des médias et de l’opinion mondiale que l’ONU a élargi sa définition d’une «menace à la paix et à la sécurité internationales» afin d’autoriser un plus grand nombre d’interventions. Mais le droit international bouge lentement. Certains auteurs de L’Intervention armée… s’en réjouissent — notamment Frédéric Mégret, spécialiste des droits de la personne, qui
redoute la systématisation des interventions à partir du moment où elles seraient officiellement inscrites dans le droit international. En revanche, les professeurs Pierre de Sénarclens et Marco Sassoli estiment qu’il est plus dangereux encore de laisser les interventions armées sans cadre légal défini; leur consensus se brise toutefois sur la nature d’une éventuelle réforme du droit international.

Si les auteurs invités par Jean-François Rioux ne s’entendent pas sur tout, loin de là, tous reconnaissent la précarité de leur position et les vertus du dialogue. Chacun mène précautionneusement sa réflexion sans ménager les nuances, conscient d’évoluer en eaux troubles. «Aucun des auteurs ne soutient de thèse très controversée, note le directeur de l’ouvrage. Le but du livre et des rencontres qui l’ont précédé était d’établir un dialogue entre les différentes spécialités concernées par les interventions armées. Si on avait invité un anarchiste et un défenseur du terrorisme, on aurait peut-être obtenu un résultat plus spectaculaire, mais la discussion aurait été plus difficile.»

L’exercice visant moins l’établissement d’un consensus (fait rarissime dans des domaines comme l’éthique, la politique et le droit) que l’élargissement du débat, l’ouvrage donne à son lecteur une vision très complète des enjeux et des rouages de l’intervention armée. Comme le rappelle Jean-François Rioux: «L’opinion des citoyens pèse dans la balance des décisions politiques. Il reste donc à espérer qu’avec un débat public plus éclairé, les interventions à venir seront de plus en plus justes…»

Bibliographie :
L’Intervention armée peut-elle être juste? Collectif dirigé par Jean-François Rioux, Fides, 280 p., 24,95$

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