Charles Dantzig: Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la lecture (sans jamais oser le demander)

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Charles Dantzig inventorie nos habitudes de lecture dans Pourquoi lire?, un essai vif sur l'ivresse de la littérature. Entrevue avec un écrivain à qui les livres procurent un plaisir à prendre au sérieux et à renouveler le plus souvent possible.

Arrivé à la fin de notre entretien avec Charles Dantzig, récipiendaire 2010 du Grand prix Jean-Giono et éditeur chez Grasset, je ne pus me retenir de m’approprier facétieusement le titre de son plus récent livre, Pourquoi lire?, et de faire goûter à l’écrivain sa propre médecine. «Pourquoi lire Charles Dantzig?», lui demande-t-on. «Parce qu’il a beaucoup de talent», répond-il du tac au tac avant d’exploser dans un étincelant rire communicateur qui suffit à nous en convaincre. L’homme ne se prend pas pour un 7 Up, ce qui n’empêche pourtant pas sa pensée de pétiller comme une boisson gazeuse.

Recueil de courts textes au style primesautier articulés autour du «où» (en avion), du «quand» (après la jouissance), du «comment» (à voix haute), du «quoi» (les classiques, de mauvais livres, autre chose que ce qui est écrit) et du «pourquoi» lire (pour la haine, pour dépasser la moitié du livre), le Dantzig nouveau retrouve le ton dandy-généreux-de-son-érudite-frivolité (ou frivole érudition?) avec lequel on avait fait connaissance, entre autres, dans son Encyclopédie capricieuse du tout et du rien. En se penchant sur la lecture avec une feinte désinvolture typique, l’écrivain bat en brèche toutes les visions apocalyptiques et les discours utilitaristes, même celui d’un Tzvetan Todorov, qui postule que la littérature aide à mieux vivre. On peut lire «pour savoir que lire n’améliore pas», écrit Dantzig. «La littérature n’est pas un éloignement de la vie, précise-t-il depuis son bureau chez Grasset à Paris. Ce sont les gens qui ne savent pas ce qu’est la lecture qui pensent que la littérature est en dehors de la vie. Je n’ai pas lu Todorov, mais la littérature n’aide pas à vivre, elle est la vie même. C’est une respiration
de l’esprit».

Si l’on se fie à Dantzig l’écrivain, Dantzig le lecteur s’accorderait à peu près toutes les permissions: lire pour les titres (ce qui serait parfois à l’avantage de Marguerite Duras, prétend-il), lire pour se masturber (pratique en perte de vitesse) ou, ultime coquetterie, lire pour se contredire. Prenez la littérature dans toutes les positions possibles, conseille-t-il en gros, pour peu qu’elle vous procure des frissons. On ne s’étonne donc pas que l’écrivain s’énerve au bout du fil quand nous prononçons dans la même phrase les mots «lecture» et «problème». Pardonnez-nous, monsieur, on ne voulait que rendre la vie plus facile à quelques profs de cégep qui ne savent plus à quel saint se vouer pour réveiller leurs étudiants apathiques. «Ça emmerde tout le monde, les jeunes inclus, si on leur donne l’impression que l’on doute de ce que l’on fait. La lecture et la littérature ne sont pas des problèmes, ce sont des faits de la vie, il faut les considérer naturellement. C’est sans en faire un problème que ça peut intéresser les gens. Sinon, c’est une attitude pédante vis-à-vis des choses. On peut être sérieux sans employer le mot « problème »», s’exprime-t-il. En effet, il est vrai que l’ouvrage ne s’intitule pas Pourquoi devrait-on lire?

Vieux livre, new (e)book
Comme tout lecteur vorace, Dantzig aime d’abord le contenu des livres, mais aussi, par une sorte de phénomène de métonymie affective, il chérit leur compagnie et leur couverture, erre dans les librairies, etc. Un romantisme que l’écrivain ne met pas, comme tant d’autres, au service d’un discours chagrin sur l’avenir du livre physique, encore moins sur ce que d’aucuns considèrent comme son épée de Damoclès, la tablette électronique: «Si les choses changent, au lieu de les déplorer, c’est à nous d’être assez malins pour les utiliser à notre avantage. Le livre n’a pas toujours existé sous la forme qu’on lui connaît aujourd’hui. La littérature n’est pas dépendante de son support. Je crois que le livre numérique pourrait avoir des effets bénéfiques, ça nous permettrait de stocker plus de livres. En ce qui me concerne, mon appartement n’est pas très grand et du coup, je suis obligé de vider ma bibliothèque, de ne garder que les chefs-d’œuvre. Parfois il y a des beaux livres dont on est obligé de se débarrasser.»

Ces changements appréhendés dans la diffusion de la littérature sont peut-être en phase avec nos modes de vie, donc, comme la littérature qui elle-même épouse les sinuosités de nos quotidiens: «On a tendance à penser que la littérature et les écrivains sont des choses abstraites et en dehors de la vie, mais nos façons de vivre changent probablement nos façons d’écrire. Il est devenu impossible d’écrire des romans de 3000 pages comme on le faisait dans les années 30. Ces romans-là, on pouvait encore les lire parce qu’il existait une société bourgeoise qui avait de l’argent et du temps à passer. Ce type de lecteur n’est plus. Nos livres ressemblent, même malgré nous, à nos vies plus saccadées, à nos vies hâtives [Nos vies hâtives est justement le titre d’un roman de Dantzig paru chez Grasset en 2001]. La structure même de nos livres devient plus rapide, plus fragmentaire peut-être.»

Lecteur téméraire
Le débat fera rage jusqu’à la fin des temps: gribouiller dans nos livres, hérésie ou déférence? Pour Charles Dantzig, la réponse est sans équivoque. «C’est une chose que l’on m’a apprise alors que j’étais enfant, et c’est peut-être la meilleure. On m’a dit: « il faut lire en écrivant » et on m’a mis un crayon entre les mains. C’est là que la liberté du lecteur intervient, dans la marge. On lit mieux ainsi, ça nous aide à nous rappeler ce qu’on a lu, c’est là vraiment que la collaboration entre le lecteur et l’auteur a lieu. C’est ça qui est important dans un livre; un livre fermé, ça n’existe pas.»

Au chapitre des habitudes de l’auteur, on est loin de la plus excentrique, lui qui raconte, non sans forfanterie, sa témérité de lecteur-piétonnier. Oui, il s’agit bien de déambuler sur les trottoirs un livre ouvert à la main (nous qui pensions qu’éviter les crottes de chien sollicitait déjà toute la concentration du Parigot). Exagération pour bien illustrer à quel point vous aimez lire, monsieur? «Non, pas du tout. J’ai même cessé de conduire parce que je lisais au volant. J’ai eu deux accidents et, au bout d’un moment, je me suis dit: « lire ou conduire, faut choisir » et il n’était pas question d’arrêter de lire. Un lecteur peut être dangereux, vous voyez?» Jeunes gens, rangez vos rouli-roulants: la lecture est le nouveau sport extrême.

Bibliographie :
Pourquoi lire? Charles Dantzig, Grasset, 256 p. | 29,95$

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