Chabot rencontre Chabot1  ou comment se faire une famille avec quelqu’un qui n’est pas de la même chabotterie

Lorsque j’arrive au coin de Sainte-Marie, dans ce qu’il reste du « vieux-Rimouski », c’est le toit en tôle rouge qui me saute aux yeux et qui reluit et qui m’indique que cette maison est un miracle. Elle a survécu au grand feu de Rimouski de 1950 où, en une nuit, les tisons furent gros comme des grêlons. Jean-Philippe Chabot ne pouvait pas ne pas habiter cette maison de 1926, cette maison canadienne-française qui avait bellement vieilli entourée de blocs appartements en « boîtes à chaussures » et de maisons en déclin de vinyle farcies d’écrans de télé de 55 pouces.

Lorsque la porte s’ouvre, je prends soudain la pleine mesure du lieu : tout semble d’un autre siècle. Tout est en bois, en véritables lambris, large et généreux; la lumière qui entre se faufile entre les cloisons de cette maison bâtie au moment où l’idée même d’aire ouverte signifiait aller jouer dehors. Puis, c’est le museau d’un chien qui me sort de ma réflexion, un chien gris-bleu au reflet presque de CD. Jean-Philippe se tient devant moi, avec une paire de lunettes que je ne lui connaissais pas encore. Tout sourire, il m’invite à entrer, mais l’escalier me retient, placé à l’entrée comme de juste, et qui dut demander un travail considérable, travail que Philippe (j’ai toujours été le seul à le nommer simplement Philippe) s’empresse de m’expliquer. La discussion commence fort. Écrire, n’est-ce pas un peu rénover les mots de tous les jours; décaper leur vernis d’insignifiance pour retrouver les émotions qu’ils sont censés porter?

On passe à la cuisine où, sur un réfrigérateur vintage encastré dans l’ambiance générale de la cuisine « Rétro 50 » — nom d’un célèbre restaurant de Rimouski —, je lis la marque de l’appareil : Epic, en lettres cursives. Et c’est là que je réalise que le fait d’être impressionné par la maison de Philippe n’est pas un hasard, puisque nous avons écrit tous deux des romans « homecoming à la latino-américaine2 ». Dans Le chemin d’en haut, le narrateur revient précisément dans sa maison d’enfance pour n’y trouver que de mauvais fantômes hantant des murs de préfini. Les parents morts, les chiens à abattre, les amis de la famille disparue, les amis parasites qui taxent du bois de chauffage et autres Banshees tournent autour de cette maison sans grâce des années 1960-70. Les voix se feront multiples et insistantes et la narration les tissera, comme des fils, pour redonner vie à des destins parfois tragiques, toujours humains. Chez Philippe, le passé est un encrier sans fond dans lequel il plonge sa plume.

Ce fameux passé qui, d’ailleurs, nous fascine tous deux. L’histoire et ses mystères, l’histoire et ses récupérations, ses relectures idéologiques, ses traces qui se transforment en atavismes et que, en tant qu’écrivains, nous tentons peut-être de retrouver dans nos écrits — même si là, je ne demande pas l’avis à Philippe sur ces questions, parce que c’est le Chabot lecteur de Chabot qui s’exprime ici.

D’ailleurs, Philippe ajoute à notre obsession commune une sensibilité de philologue : « Je suis conscient qu’on parle le français de la noblesse au Québec. » Questionné sur la langue unique de son Chemin d’en haut, il prend un détour et le voilà qui part « dins » brumes de la parlure canadienne-française : « On n’a rien inventé. Tu sais que le “dins” est présent dans presque tous les dialectes en France? Au Québec, on a juste maintenu dans l’usage des mots de certains français périphériques, sans demander l’avis de Paris. Et à Paris, bien sûr, on n’est pas content de ça — ou alors on s’en fout, ce qui revient au même. » Je sens une fierté dans son commentaire : écrire au Québec aurait donc à voir avec une certaine fidélité à la langue d’ici. Son roman n’est-il pas d’ailleurs ancré dans un retour aux origines, dans une confrontation avec la figure du père problématique et de la mère spectrale qui ne cessera de couler au fond du lac dégelé? En tous les cas, une question me brûle les lèvres : comment se situe-t-il par rapport au monstre scripturaire qu’est notre VLB national qui, à travers l’immensité de son œuvre, a su donner un prénom à toutes les épinettes bas-laurentiennes? Sa réponse est, comment dire… très sourire en coin : « Si l’œuvre de VLB a été importante dans mon travail? Pas mal moins que dans le tien! » Pourtant, le sacripant a participé en 2021 à une journée d’étude organisée par Karine Rosso et Kevin Lambert qui avait pour titre « Queering VLB. Lire Beaulieu contre Beaulieu? ». Tout un programme. Et comme Philippe a de la suite dans les idées, il s’est donné la contrainte de raconter son Chemin d’en haut avec un narrateur non genré. Écriture à contraintes qui lui a permis de faire de son roman une sorte de chambre d’échos qui forme un chant neutre et absolument « totalisant » — et ça, c’est de VLB! On dirait en termes plus urbains que Philippe a fait, à la manière de Nathalie Sarraute, une œuvre vocale où la frontière entre les êtres et les genres est complètement disparue au profit du chant si singulier qui caractérise l’écriture de mon « frère en chabotteries ».

Tout naturellement, il fallait parler de la musique qui traverse le rythme même des phrases de Philippe. Des groupes que je ne connaissais pas, du punk de deuxième vague — qui me rappelle la présence du black metal, aussi, de deuxième vague dans mon Noir métal. Nous écoutons la chanson War All the Time du groupe Thursday, et j’y reconnais une violence, des riffs proches de mes mélodies internes. Et nous bifurquons vers le genre du screamo avec Underoath et là, pour moi, c’est la révélation : nous sommes dans les mêmes émotions musicales, frères encore en chabotteries! — et je comprends mieux comment le/la narrateur vit ses émotions. Iel est, en effet, pour l’usage de la nostalgie de l’adolescence amplifiée par l’écoute de groupes qui, l’espace d’un doute, captent nos moments de polyvalente. La vie a besoin d’une trame sonore et d’un narrateur; raconter, donc, des bouts de vie — j’évoque la notion de biographèmes à Philippe — pour capter une vérité sur soi qui parlera aux autres. Et c’est là, dans cette cuisine Rétro 50, que le ciel gronde, que le voile du Temple accroché, invisible, au-dessus de sa radio Bluetooth se déchire. Nous touchons, à ce moment, à un nœud sur la corde qui nous relie : l’autofiction!

Philippe aura le meilleur mot sur le sujet : « Mon écriture fuit l’autofiction et l’autobiographie. Pourtant, j’essaie fort, en ce moment. » L’appel de la « fiction pure », comme l’appelle Céline Minard, nous travaille tous deux. Comme l’est une maison de 1926, nous sommes travaillés par les temps de nos vies qui fournissent matière et émotion à nos « fictions impures ». Je parle à Philippe de certains passages de son Chemin d’en haut qu’il m’avait déjà racontés lors de certains soirs de stouts qui nous firent nous ouvrir l’un à l’autre, comme des frères qui n’en sont pas. Philippe, de rire alors, tout en me rappelant que plusieurs passages de mon Noir métal sont aussi profondément marqués par des moments de ma vie : « On veut faire de la fiction, ajoute-t-il, mais plusieurs choses de notre vie s’impriment dans notre écriture. C’est souvent une matrice : quelque chose qu’on a lu, qu’on a éprouvé, qu’on a vu. Ensuite, on modifie des détails, on amplifie ceci et cela, on condense cinq personnes en une seule, et tout redevient fiction. » Force est de lui donner raison, mais n’empêche, comment ne pas rêver de créer ex nihilo, de se faire démiurge absolu (malgré le pléonasme!).

Son Livre de bois, publié toujours au Quartanier, en 2017, tentait déjà de mettre en scène un narrateur qui racontait le spectacle de ses lectures pour ne pas plonger dans ce lieu d’écriture où ça jouit et ça crie; la lecture, dans ce Livre de bois — et c’est ce qui m’avait marqué à l’époque —, était la matière première de la fiction, comme s’il s’agissait de demeurer dans les sommets rugueux de la littérature. Entreprise fatigante comme une côte à pic, ce premier roman de Philippe trahissait déjà une volonté de se détacher de soi pour rester dans l’autre et la fiction. D’ailleurs, je rappelle à Philippe que ce premier roman servit de prétexte à notre première rencontre.

De fil en aiguille, on se rend compte que nous partageons un goût marqué pour les citations obscures et constatons, encore une fois, nos ressemblances. Le chemin d’en haut a pour épigraphe une citation tirée de l’œuvre d’une autrice catholique de la fin du XIXe siècle, alors que Noir métal s’ouvre sur une citation de Georges Bernanos, auteur catholique, proche de cette Raoul de Navery — je rappelle à Philippe le don qu’il a pour repêcher des perles du passé. Avons-nous eu une discussion sur la foi, à ce moment? Presque, en se demandant comment intégrer dans une fiction un personnage de croyant qui ne fasse pas trop Journal d’un curé de campagne… Pourtant, Philippe a trouvé le moyen de ramener une Banshee dans la région de Rivière-Bleue, au Témiscouata. Ce spectre hurleur, venu des plaines d’Irlande, annonce les décès à venir. L’un des personnages de Philippe est — cerise sur la cerise! — la figure même de cette Banshee qui colporte des vérités à dire que personne n’est prêt à entendre. Mais Philippe, en bon observateur des régions, fait aussi référence au tout-terrain Yamaha Banshee qui fut, un temps, une machine de l’enfer qui braillait, grâce à son moteur deux-temps, des chants de pistons qui allaient plus haut dans les stridences que le screamo et le black metal.

Oui, Philippe est bel et bien un gars de région, qui sait intimement ce que veut dire quitter un centre urbain pour venir s’établir dans un lieu périphérique : « Une région-ressource, comme ils les appellent, ce n’est pas un lieu coupé de l’actualité; ce n’est pas plus le lieu d’un retour à la terre nostalgique ou d’un beau voyage de pêche. À notre époque, c’est un lieu que les compagnies dévastent pour le profit. C’est ça que j’ai voulu raconter. » Je suis plus que d’accord avec lui et je le lui signifie. Car il est aussi question d’une intrigue politico-environnementale dans le roman. Et cela s’imbrique parfaitement avec la narration des différentes vies qui passent et repassent dans les filets de voix tressés par Philippe.

Ce n’est qu’à la moitié de ma deuxième IPA que j’ai le courage de lui demander l’impensable : j’ose, en effet, lui demander de voir ses manuscrits! Comme si je voulais inspecter le tiroir de sa commode où il met ses sous-vêtements. La pudeur n’est-elle pas de mise devant ces papiers vivants cicatrisés de nos essais et de nos peurs et de nos ratés et de nos hésitations? Philippe rigole d’abord devant ma demande, puis nous montons à l’étage et les craquements du vieil escalier cachent mal mes pas de voleur… Philippe ouvre le tiroir d’un classeur caché dans un garde-robe. Il me tend quelques feuilles de papier — « j’ai jeté beaucoup de manuscrits retravaillés… à un moment donné, faut » —, et je constate que nous travaillons encore selon les principes de notre « chabotéité ». Philippe écrit à l’ordinateur, il imprime, après il travaille directement ses phrases dans les marges et il rentre ses nouvelles corrections dans le texte, à l’ordinateur, il réimprime, se relit, recorrige, recadre, fait des flèches sur des bulles de texte qu’il remet dans le texte informatisé, etc. « Je fais au moins une vingtaine de versions de mes romans! » Tâcheron du curseur qui clignote à l’écran… voilà ce qu’est pour nous le métier d’écrivain : « Je me relis beaucoup et je tombe dans une boucle qui me fait tourner sur une page pendant deux semaines. »

Nous redescendons dans la cuisine et, cette fois, je suis surpris de ne pas entendre le bruit de son réfrigérateur vintage et je me dis que je suis devenu hypersensible à l’environnement et que cela est bien et que cela est un peu angoissant et je réalise que de parler d’écriture avec un collègue est extrêmement stimulant. L’envie d’écrire à mon tour pour participer à l’élan que j’ai senti dans Le chemin d’en haut me vient, tandis que je demande à Philippe s’il est pressé, s’il a encore du temps pour discuter de tout et de rien. Et le dialogue reprend, comme toujours, comme lorsque nous nous voyons au cégep de Rimouski, là où nous enseignons. Mais cette fois, j’ai bien peur que ce qui fut dit en ce bel après-midi de juillet ne concerne pas nos lecteurs, même si nous savons, Philippe et moi, que tout ce que nous disons peut toujours être retenu contre nos livres.

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1. Deux Chabot, mais aussi deux manières de prononcer ce nom : le premier (Sébastien), comme barbeau, le second (Jean-Philippe) comme barbotte.

2. Courant littéraire spontanément inventé par Philippe en ce juillet nuageux. Il s’agit de ces romans où un personnage revient dans sa maison, sa ville ou son village pour y réparer le passé. Le côté latino concerne la touche de réalisme magique : les fantômes, chez Philippe, et les anciens Dieux, chez moi.

 

Sébastien Chabot
Originaire de la vallée de la Matapédia, Sébastien Chabot est romancier et enseigne la littérature au cégep de Rimouski. Il a signé plusieurs ouvrages, dont L’angoisse des poulets sans plumes (Éditions Trois-Pistoles, prix Jovette-Bernier 2006), Le chant des mouches (Alto) et le récent Noir métal (Alto), qui fut finaliste au Prix du Gouverneur général. Ses univers sont toujours un peu décalés de la réalité, très incarnés et originaux. Les créateurs curieux pourront d’ailleurs s’inscrire à sa classe de maître Écriture de fiction : la création d’univers et d’ambiances, donnée au Camp littéraire Félix en octobre. [JAP]

 

Photo de Jean-Philippe Chabot : © Kelly Jacob / Le Quartanier
Toutes les autres photos : © Louanne Chabot
Photo de Sébastien Chabot : © Jean-François Bérubé

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