Nous habitons pour quelques jours dans une cabane perdue dans les montagnes du Hordaland, en Norvège. Pas d’eau courante, pas d’électricité, pas de réseau : le gros luxe de la modernité. C’est le matin et le soleil de novembre se lève tranquillement pas vite. Je fais du feu dans le poêle et Roseline est à la table avec une tuque et une couverte. Je tire une chaise. Elle me sert du thé noir pendant que j’en reviens pas de vivre ça : être loin de chez nous mais me sentir comme chez nous à cause de la forêt boréale qui nous enveloppe.

Quand on est ensemble, on parle surtout de trois choses : d’amour, (tsé ben, des amies c’est pas mal ça que ça fait) de Karl Ove Knausgaard (c’est qui ça? Vous le saurez peut-être plus loin) et beaucoup de notre rapport à l’écriture. Rose prend une gorgée à travers la boucane de la boisson et garde la tasse dans ses mains en parlant :

— Je pensais à ça Marie, quand on a débarqué à Oslo l’autre jour, j’en revenais pas comment on s’orientait différemment. Je me suis demandé si c’était culturel (elle est anthropologue, elle pense à des affaires de même le matin de bonne heure, oui). Moi pour me retrouver dans la ville, j’étais sur mon cellulaire, j’essayais de comprendre le plan de la ville ; chaque fois je vois ça comme un carré, des angles, une structure. Et toi tu levais la tête, tu repérais le plus haut bâtiment de la ville pour pouvoir t’orienter par rapport à lui, tu regardais de quel côté se couchait le soleil pour savoir où tu pourrais le voir se lever le lendemain. J’en revenais pas que nos réflexes soient si différents. Toi c’était organique, moi c’était organisé.

— Ha! ha! ha! Tu me vois comme Crocodile Dundee! Mais sinon, pour nos écritures, c’est-tu la même chose tu penses?

— Ben oui! C’est sûr que notre façon d’aborder le monde teinte notre écriture différemment! C’est la première chose que j’ai remarquée de toi quand on s’est rencontrées, tu écrivais partout et n’importe quand un petit bout de poème, une phrase que tu entendais. Ça m’a marquée.

— Ha! ha! ha! Moi, à lire ta poésie, ce qui me fait tripper c’est parce que c’est à la fois scientifique et pourtant proche de l’émotivité. On dirait que tu vois les mots comme quelque chose de physique, de manuel, quelque chose de concret. J’ai l’impression que tu tiens les mots dans tes mains comme des objets.

Roseline détourne son regard vers la fenêtre. Un rayon de soleil vient se poser entre nous deux mais on ne le remarque pas. Elle dit : « La poésie, dans le fond, c’est un peu comme faire du pain. »

Je me dis wow, cette phrase ferait un bon titre de quelque chose. Je tends la main pour prendre mon cahier, je note la phrase dedans et je fais un p’tit cœur pis deux-trois astérisques à côté.

— Tu vois, tu es toujours en train d’écrire quelque chose! qu’elle dit.

Notre voyage est le partage de nos univers. On a fait les villes et les musées pour elle, et là on fait la forêt pour moi. On trouve chacune notre compte l’une l’autre : genre que j’ai braillé de beauté devant un tableau de Munch au musée, et elle est heureuse de sortir de sa zone de confort en vivant dans le bois sans commodités.

Depuis qu’on est dans la cabane, la hytte comme ils disent ici, je suis dans un état de gratitude super fort. Pour la bûche que je mets dans le feu, pour la force de mon corps qui me permet d’avoir monté une montagne, pour la beauté des fjords que je voyais arrivée en haut, et aussi, pour le privilège de pouvoir voyager jusqu’ici une fois dans ma vie. Mais surtout, surtout, pour la richesse que peut procurer une amitié où la bienveillance, la simplicité et l’écoute deviennent le vrai lieu de protection.

On est venues dans ce pays-là pour trois raisons : l’amour (on est toutes les deux en peine d’amour pis on se change les idées en faisant de ça notre principal objet de conversation; tsé ben des amies c’est pas mal ça que ça fait), notre rapport à l’écriture (toujours) et aussi pour Karl Ove Knausgaard, écrivain norvégien qui est tellement présent dans nos discussions parce qu’on trippe sur sa démarche autobiographique, qu’il est devenu un peu comme notre ami imaginaire :

— Marie, en revenant faudrait pas que tu dises au monde qu’on est venues en Norvège juste parce qu’on est des groupies littéraires de Knausgaard, ça ferait un peu intense.

— Non, non, je le dirai pas.

Dans la cabane, moi et elle on pleure, on rit, on écrit. Rose fait un herbier dans son cahier et tricote sous les chandelles des motifs compliqués. On monte des montagnes, on déconnecte ben raide bref, on laisse le temps faire ses affaires pis c’est parfait de même.

Karl Ove me dit d’aller fermer la clé du poêle, que le feu est ben starté. C’est pratique un ami imaginaire pareil.

Montréal, rue Clark
Je me réveille dans la chambre d’amis de Roseline. Je m’étire et j’essaie de me souvenir de mon rêve de cette nuit mais ça marche pas, maudit. J’aime ça que mes rêves puissent m’ouvrir les symboles ou l’angle de ma journée. Coudonc. Je tasse les draps et vais dans la cuisine.

Je regarde la photo aimantée sur son frigo que j’avais prise avec un kodak jetable. On était en canot-camping sur la rivière Petit-Saguenay. Le canot est accosté sur le sable et Roseline est devant, se retourne pour l’objectif. C’est une photo pleine de lumière : le soleil d’après-midi et sa face trop contente. Mon rituel est de la regarder chaque fois que j’arrive chez elle à Montréal, me rappeler ce beau moment-là : l’amener sur mon territoire.

Chez elle, tout est complètement épuré, blanc. Presque pas de meubles, rien de superflu. Les livres sont triés par couleur, par ordre alphabétique. Elle me fascine la poésie de Roseline parce qu’elle est à son image. Dans ses poèmes, il y a un côté très organisé : des citations de chercheurs, des dates, des notes de bas de page et des références. Ça pourrait paraître très « universitaire » et froid quand je le dis comme ça, mais au contraire, elle arrive à mixer tout ça avec une poésie complètement sensible et ancrée dans le quotidien, une poésie consciente qu’elle est en train de s’écrire. Un exemple (dans lequel je me retrouve vraiment), chercher des échos amoureux perdus jusque dans le dictionnaire :

Un mot s’échoue, je voudrais le
prendre, ce mot qui ne va e part :
Loveur, subst. masc., pêche. Matelot
qui love les palangres ou les filets de
pêche à bord d’un navire.

Ce que ça me fait en voyant que les médiums peuvent s’imbriquer, c’est que je me rends compte encore plus que la poésie ben, elle est à nous. On peut faire ce qu’on veut avec. Il faut juste qu’elle nous ressemble, qu’elle ressemble à notre façon d’être au monde.

On dit souvent que la poésie est une forme complètement libre, mais en même temps on reste souvent dans les mêmes codes. Roseline éclate plusieurs de ces codes-là selon moi. Dans son dernier recueil Les couleurs accidentelles, en plus de la référence au dictionnaire, une métaphore côtoie une liste de choses à faire, un extrait de journal de voyage se mêle avec une citation qu’elle trouve sur Wikipédia, une poésie amoureuse se dresse en parallèle à une retranscription d’une entrevue enregistrée avec ses grands-parents.

Je trouve ça beau parce que je trouve que ça ressemble à la vie.

On mène toujours plusieurs réalités en même temps dans nos têtes. Quand on écrit, on vit notre relation à l’écriture à chaque moment. Et ça s’incarne dans sa poésie.

Quand elle m’a fait lire son manuscrit, j’ai répondu avec plein d’émojis de bonshommes avec les yeux en cœur : j’étais à la fois nourrie intellectuellement et émotivement, les deux de manière égale. J’ai juste envie de lui dire merci, merci de me flatter le cerveau de cette façon-là.

J’ai envie de mettre un autre extrait qui me touche, me replace en tant qu’humaine :

Une citation qui en ce moment
précis me donne envie de pleurer :
Existence is not an individual affair*.
*L’existence n’est pas une affaire individuelle.

Montréal, Café Paquebot
Rose me rapporte un latté. Je viendrais plus souvent à Montréal juste pour pouvoir boire du bon café de même, my god. Elle me dit que c’est ici, et aussi dans plusieurs cafés à la fois, qu’elle vient écrire. Mais c’est lui son préféré parce qu’on voit LA montagne, le mont Royal. Je comprends donc. Moi aussi je chercherais les montagnes si je n’avais pas toutes celles du Saguenay qui me prennent dans leurs bras à travers les fenêtres de mon HLM. Les montagnes me sauvent tout le temps. Elles sont tellement solides. C’est sur elles que je vais me promener et me perdre, sinon je fais comme tout le monde pis me perds dans ma tête.

J’ai souvent parlé à d’autres écrivains et poètes de Montréal et ils sont plusieurs à avoir ce rituel de travailler dans des cafés. Roseline me dit : « Dans le fond, peu importe où est-ce que je suis, de toute façon l’écriture m’aspire. Je ne sais plus où je suis, je suis dans le texte. » Je l’imagine très bien : je vois en transparence dans sa tête la boulangère, concentrée à pétrir son pain.

Roseline se verse du thé, place une couette de cheveux derrière son oreille.

— De quoi je pourrais parler dans notre entrevue? J’aimerais parler de quelque chose qui nous relie, qui représente l’amitié. C’est quoi le lieu de notre amitié?

— J’ai une idée : notre cabane.

 

 

Née à Mashteuiatsh, Marie-Andrée Gill, figure importante de la poésie contemporaine, est l’auteure de trois recueils de poésie publiés à La Peuplade : Béante, Frayer et Chauffer le dehors. Comme elle le révélait dans la revue Littoral au printemps 2015, Marie-Andrée Gill désire que sa poésie soit « quelque chose d’universel, qui peut parler à tout le monde ». Un pari qu’elle réussit puisque sa poésie décomplexée et lumineuse nous charme à tout coup. Chauffer le dehors, une oeuvre intense et émouvante d’une grande beauté, témoigne d’un chagrin d’amour. L’immensité de l’hiver et de la nature apaise cette tempête intérieure. L’auteure nous dévoile cette fois-ci son admiration pour la poésie de son amie Roseline Lambert. [AM]

Photo de Marie-Andrée Gill et Roseline Lambert : © Sébastien Huot
Photo de Marie-Andrée Gill : © Sophie Gagnon-Bergeron
Toutes les autres photos : © Marie-Andrée Gill

 

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