Je gare ma vieille Matrix devant une magnifique maison de style champêtre dans le quartier Ahuntsic. Ma face cache bien son jeu, mais je trépigne d’excitation. La rédactrice en chef du magazine Les libraires m’a donné une seule consigne : choisir un auteur qu’on aime et aller le rencontrer dans son univers. Parmi les rares contraintes, il y avait celle de ne pas être ami avec cet auteur. Bizarrement, j’ai le feeling de mentir.

J’ai lu tous les Paul plusieurs fois, assez pour avoir l’impression de connaître intimement son auteur. Plusieurs de mes albums ont même été signés de la main de Rabagliati dans des salons où je me tapais clandes­tinement la file. Le bédéiste s’est toujours comporté comme un gentleman, en me dessinant une dédicace, sa marque de commerce. Il n’a évidemment aucun souvenir de moi, pour avoir répété l’exercice jusqu’à s’en faire des tendinites.

Une Matrix plus récente que la mienne se trouve dans le stationnement, à l’ombre d’un gros frêne rescapé de l’agrile et d’un érable. Des feuilles se détachent des branches en grappes pour atterrir sur le terrain. Si j’étais poète, étudiant en lettres ou auteur, je désignerais ça comme une « averse d’automne » ou quelque chose du genre.

Bref, je viens d’arriver chez Michel Rabagliati et je suis en avance. J’en profite pour aller me promener au bout de la rue, sur le boulevard Sauvé, histoire de vérifier à quel point l’univers de Paul est campé dans le voisinage de Rabagliati.

Un acupuncteur, un café, un salon de coiffure et un dépanneur. Rien ne me frappe à première vue.

Comme j’ai la chance d’avoir lu Paul à la maison en format PDF avant le reste du monde, je reconnais l’abri Tempo prématurément installé et l’immense jardin dans la cour du voisin de Michel, un octogénaire italien malcommode peut-être finalement bien réel.

Deux petits drapeaux du Québec flottent sur le porche d’entrée.

Rabagliati m’accueille chaleureusement et me conduit dans une pièce encombrée d’étagères remplies de livres, d’esquisses, d’une table à dessin, d’un ordinateur, d’une plaque d’immatriculation, de quelques photos et d’une cage à oiseau dans laquelle Raymonde, la perruche, s’époumone comme un hipster ivre dans une soirée karaoké.

L’antre de création du bédéiste est bordélique comme on se l’imagine. Il s’y installe surtout pour la finition de ses albums, car il préfère sinon chasser l’ennui dans un bureau emménagé dans les locaux de La Pastèque, son éditeur.

J’accepte le café filtre réchauffé au micro-ondes. Juste du lait svp.

Le principal intéressé range le petit synthétiseur sur lequel il pratiquait une pièce de Jacques Hétu. J’apprends qu’il est choriste (ténor) depuis quinze ans pour l’Orchestre Métropolitain. Il chante pour le fun des cantiques de Noël avec quelques amis aussi, rue Saint-Denis. « Personne ne sait que je fais ça, j’adore ça. Avec l’argent, on va se payer une bouffe chez St-Hubert », confie Rabagliati, pendant que sa perruche s’énerve dans sa cage.

Il me confirme d’emblée que son voisin a bel et bien inspiré le personnage du vieux malcommode dans le dernier Paul. « J’ai même arraché une page que je trouvais trop dure à son endroit. »

Le bédéiste me montre ensuite sur son ordinateur la couverture du magazine que vous tenez entre les mains. Elle est magnifique, certes, mais je lui trouve aussi quelque chose d’éminemment triste et mélancolique, à l’image du dernier tome de sa populaire série, qui, je l’avoue, m’a un peu chamboulé.

Depuis mon arrivée, je brûle d’ailleurs de lui demander comment il va. Simplement. Ou s’il va aussi mal que son personnage autofictif rongé par la solitude, dans un récit marqué par une succession de deuils. Paul se sépare, sa fille Rose quitte le pays et sa mère meurt. Pas même une petite finale porteuse d’espoir, comme à la fin de Paul au parc, où son personnage adolescent va se réconcilier avec son père après une longue crise.

Bref, Paul à la maison est une histoire triste parsemée de sourires en coin (la conférence devant des élèves — et des profs — pour le moins indifférents… wow) puisés dans les racoins nostalgiques de notre québécitude, dont seul Rabagliati connaît le secret.

Pour ne pas le brusquer, je garde pour l’heure mes questions deep pour moi. Je me gargarise en attendant du récit formidable de son parcours, né de manière assez banale d’une passion pour Spirou, Snoopy et Mafalda, avant d’enchaîner avec Bretécher ou Gotlib, « comme tout le monde ».

Il devient typographe, comme son père, mais le métier n’est pas assez créatif à son goût. Il se tourne vers l’illustration, où il gagne très bien sa vie dans la publicité et plusieurs publications américaines prestigieuses, comme le Chicago Tribune.

Mais la BD trotte toujours dans sa tête. « Il n’y avait alors pas grand-chose au Québec, à part Onésime, puis Red Ketchup (Réal Godbout), qui m’a vraiment impressionné », raconte-t-il, avant de lancer un « ta gueule! » bien senti à Raymonde qui s’épivarde.

À quelques jours de son lancement, Rabagliati ne cache pas une certaine appréhension. « Paul est largué, il s’est séparé, sa mère est décédée et il se retrouve seul dans la maison familiale. C’est un passage à vide, une dépression comique », décrit Rabagliati, qui appréhende aussi la réaction de son ex.

La solitude est la toile de fond du récit, si bien que Paul en est réduit à discuter avec son chien pour mettre un semblant de vie chez lui dans sa maison vide.

Rabagliati, lui, s’est acheté une perruche. « J’ai bougé des meubles, mais c’est un endroit teinté de tristesse », avoue-t-il, avec une franchise désarmante qui me déstabilise un peu. La cinquantaine semble l’avoir fessé fort. « J’ai perdu un peu de joie de vivre depuis une dizaine d’années, un côté guilleret peut-être », admet durement Rabagliati.

Il ajoute qu’il se sent un peu blasé, tout en étant totalement conscient de son privilège dans le milieu de la BD et de l’édition tout court, puisque chaque Paul se vend par milliers, ici et ailleurs dans le monde. Le Festival de la bande dessinée d’Angoulême, par exemple, il s’en veut d’être moins enthousiaste à l’idée de s’y rendre, alors que c’est l’équivalent de Cannes pour les artisans du cinéma. « C’est dur d’être célibataire et c’est un apprentissage pour moi qui est en couple steady depuis l’âge de 16 ans. »

Michel ne dort pas seul pour autant. Depuis un moment, il doit se brancher sur une machine puisqu’il fait de l’apnée du sommeil. Ce segment fait d’ailleurs du bien dans ce sombre épisode de la série, puisque la patente à gosse est décortiquée en long et en large de manière assez comique.

Même bouffée d’air frais avec l’hommage rendu à la typographie, une nouvelle obsession de Paul qui analyse tous les lettrages qui l’entourent (et leurs inventeurs), que ce soit sur la marquise des commerces ou les pancartes routières.

Je ne sais pas si j’ai un scoop, mais Rabagliati me révèle soudainement qu’il vient peut-être de signer son dernier Paul. « Je viens de me vider les tripes, je n’aurai peut-être plus rien à dire. »

J’ai l’intention de protester, lui dire qu’on souhaite une fin plus heureuse à Paul, mais je me ferme la gueule. J’écoute et je griffonne dans mon calepin. « C’est mon livre le plus autobiographique. La suite de Paul à Québec [qui raconte avec émotion le décès de son beau-père et qui a inspiré un film]. »

Le dernier album Paul au parc est décrit par le bédéiste comme un « album-tampon », puisqu’il racontait l’adolescence et ne faisait ement mention de sa fille Rose et de Lucie, son ex-conjointe.

Dans Paul à la maison, Paul s’exprime au « je » pour la première fois, note Rabagliati, qui n’a pas l’intention de « vendre » le livre et de se livrer en pâture aux médias, télé surtout. Il invite plutôt le lecteur à le découvrir sobrement sur les rayons. « Même si ça va mieux que durant la période où se déroule l’histoire [2012, en plein battage médiatique du mariage de Louis et Véro], je me sens encore fragile par rapport à ça [sa séparation] », reconnaît-il. Au-delà du couple, son ex était aussi une conseillère implacable, étroitement liée à chaque publication d’album.

Heureusement, Rabagliati dit ne pas ressentir de pression à sortir des livres, sinon une invisible, puisqu’il est de loin le meilleur vendeur de la boîte. Depuis 1998, ses albums se succèdent avec une cadence de trois ans d’espace. « Je me sens déjà mal de gaspiller du papier », admet Rabagliati, qui est néanmoins ressorti très impressionné par sa visite de l’usine de la compagnie Friesens au Manitoba, où sont imprimés ses livres.

Pour l’heure, Michel Rabagliati ne sait pas trop ce qui l’attend, professionnellement du moins. La retraite? Il a déjà l’impression d’y être, racontait-il en entrevue en janvier dernier au journaliste Marc Tison de La Presse : « Je ne sais pas où je m’en vais, et de toute façon, j’ai l’impression que je suis déjà à la retraite, prononce-t-il, comme si je faisais de la peinture sur le motif ou des natures mortes en dessous de mon carpot. »

Rabagliati avait aussi évoqué quelques douleurs physiques au bras qui pourraient le ralentir, surtout étant donné que la création d’un Paul constitue énormément de boulot. « Je pourrais sinon me lancer dans des histoires courtes et drôles », souligne-t-il, citant en exemple le travail de Posy Simmonds.

« Mais je vais laisser passer de la vie un peu et peut-être revenir avec une histoire longue », ajoute-t-il, sur une note d’espoir.

Et nous, on sera là à l’attendre, en souhaitant à Michel et à Paul la suite qu’ils méritent et des maisons plus remplies qu’avec des perruches.

Fin de l’article, tapé initialement sur mon ordinateur en type Calibri, typographie inventée par l’Allemand Hans-Jürgen Ellenberger il y a vingt ans. Comme Paul.

Hugo Meunier
Parce qu’il se démarque par son ton — direct, cynique et bien punché —, on n’est pas surpris d’apprendre qu’Hugo Meunier est reporter pour Urbania, après avoir foulé la salle de rédaction de La Presse et avoir été directeur productions et contenus numériques chez Québecor Média. On a d’ailleurs eu un aperçu de ses qualités de journaliste d’immersion chez Lux dans Walmart : Journal d’un associé et Infiltrer Hugo Meunier : Enquête sur la vie des vedettes québécoises. Mais, pour ceux qui aiment les balises floues entre autofiction et fiction, il faudra vous plonger dans Le patron (Stanké), son premier roman, où un quadragénaire qui dirige un média numérique se voit confronté aux mentalités de la génération qui lui succède. Plaisir et sourires tordus garantis! [JAP]

Photo de Michel Rabagliati : © Éric Lajeunesse
Les autres photos : © Hugo Meunier
Photo d’Hugo Meunier : © Julien Faugère

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