J’arrive chez Carole David à vélo, le trajet est au moins deux fois plus long que ce que prévoyait Google Maps. Je passe par ce drôle de quartier, Cité-Jardins : 167 maisons ont été bâties ici à la fin des années 40 dans des rues serpentines, qui tournent sur elles-mêmes en aménageant des culs-de-sac.

Dans cette enclave de l’est de la ville, la belle saison est particulièrement paradisiaque, tout en tons explosifs de vert. Ces maisons ont été construites pour que la ville respire mieux. On rêvait d’une banlieue à même l’île, d’un espace peu densément peuplé rempli de passages pour piétons. Les concepteurs du projet désiraient que ce soient des familles modestes qui habitent le quartier, mais dès le début, leurs espoirs sont tombés à l’eau et c’est la petite bourgeoisie qui a acheté ces maisons de rêve. Désormais, la plupart se vendent au moins un million de dollars. Et je me dis : comme c’est d’adon que Carole, qui aime tant les villes, les espaces urbains, vive si près de cet espace étrange, un peu hors du temps. Carole, je le sais, s’intéresse aux lieux dans leur actualité, mais apprécie aussi ce qui est chargé d’une histoire cachée, sous-jacente. Elle aime interroger ce qui grouille sous la surface, gratter le présent et voir ce qu’il recèle d’images passées. J’imagine son regard sur les choses toujours en deux temps, un qui s’ancre dans l’instant présent, mais qui se dédouble en cherchant à capter les strates résiduelles d’un passé en surimpression. Ce qui fuit, ce qui est parti, ce qui n’a de traces que fantomatiques; Carole en fait sa matière, son esthétique, sa poétique.

Nous sommes en novembre. Ce sont les premières journées vraiment froides, je sais que Cité-Jardins ne porte pas sa plus belle robe, ses plus beaux feuillages. Les arbres dégarnis sous les maisons des millionnaires ont quelque chose de lugubre. J’ai l’impression d’avoir l’air d’une voleuse à tout regarder ainsi, mes mains se raidissent dans mes gants de cuir et je regrette de ne pas avoir mis des collants en laine sous mes pantalons. Au moins, je porte un manteau fleuri aux couleurs particulièrement vives et j’en imagine un instant l’imprimé déborder pour infiltrer l’hiver à venir d’un motif liberty. Cela doit être la poésie de Carole qui s’immisce dans mes pensées. Ses poèmes sont remplis de formules magiques parfois retorses, de plantes aux pouvoirs nombreux, qui poussent à même les blessures, qui parfois aussi les pansent. Dans La maison d’Ophélie, la voix récite :

Me voilà
au milieu d’un jardin hypothéqué
à l’orée de la prison des femmes
je sème des fleurs dont les racines pénètrent
les murs de l’enceinte
pendant leur sommeil
Dans leurs rêves virtuels
leur vie est suspendue
à la mienne
je les nourris avec des vivaces

Pas de prison par ici, mais oui, décidément, quelque chose de sinistre plane dans ces rues bourgeoises, comme le souvenir jamais actualisé des gens des classes populaires qui auraient dû y trouver refuge et qui ne l’auront jamais finalement fait, leur place volée par le désir de beauté de qui pouvait se l’offrir. Les classes sociales, Carole David y reviendra tout au long de nos échanges, comme une lucidité aiguë face aux environnements où elle a évolué. Elle est la première de sa famille à aller à l’université. Sa mère, d’origine italienne, l’a éveillée à l’ostracisation des immigrants, à leur difficulté à se faire accepter au sein de la société. Tenter de faire sa place, Carole David connaît : elle a conservé un statut précaire durant une bonne partie de sa carrière d’enseignante au collégial. Elle ne craint pas d’aborder l’absence de filet social qui entraîne une fragilisation de la posture d’écrivaine. Au diable la romantisation de l’écriture, surtout lorsqu’on est une femme : « Moi, j’ai eu des enfants, mais au départ, je ne pensais pas en avoir […]. Plein de femmes ont choisi de ne pas avoir d’enfants, parce que c’était impossible. D’enseigner, de travailler, d’être indépendantes financièrement. Zéro système de bourse d’écriture, zéro système de congé de maternité, zéro système de rien! Même pour l’université… Quand j’ai fait mon doctorat, c’est le cégep [où elle travaillait] qui a payé mes frais de scolarité. » Elle ajoute : « Je travaillais pas à temps plein au cégep, alors j’ai fait plein de choses. J’ai travaillé en librairie, en maison d’édition. Je me suis impliquée dans des revues, à Spirale, à Estuaire à Temps fou. Un peu à La vie à rose. C’était l’effervescence des revues. J’ai été à l’UNEQ, à la Commission du droit public, au comité Larose pour le prix unique du livre. » Elle a aussi travaillé dans des salons du livre, tant et tant qu’aujourd’hui, le seul son du papier collant dont on se sert pour taper des boîtes de bouquins lui donne envie de « dégueuler », dit-elle. Carole David est cette grande femme élégante aux cheveux blancs, qui a composé en près de vingt livres une œuvre abyssale et puissante, féministe et grisante, une œuvre exigeante et magique, et elle dit ce mot-là, « dégueuler », sans s’excuser et cela me remplit d’aise. Les grandes dames que je préfère ne se gênent pas pour sacrer.

En rentrant dans le condominium de Carole, une chatte tigrée vient m’accueillir. Je demande à Carole comment elle s’appelle et elle me dit qu’elle possède plusieurs noms. Je ne suis pas surprise : dans ses livres, les personnages ont plusieurs personnalités, sont sujets aux transformations, alors je me dis que, évidemment, l’animal qui l’accompagne ne pourrait répondre à une dénomination unique. Peut-être vit-elle, cette chatte aussi, d’autres vies dans des réalités parallèles. Chez Carole David, l’image se construit en étant au fait de sa fiction, de sa mutabilité et des identités fluides qu’elle peut recéler, « cherchant asile//dans un miroir, elle trouve un sujet/qui lui convient; elle peut flamber/d’une minute à l’autre, recueillir ses cendres, imiter/la chevelure d’une femme qui traversait//son rêve ».

Juste avant l’annonce de la pandémie et le confinement qui s’en est suivi, Carole a fait une résidence d’écriture à Rome, qu’elle me raconte un peu. La canicule (« en italien, on dit afa »), la ville ravagée par les touristes où elle se rendait pour une cinquième fois, le village de ses grands-parents qu’elle a revisité. De ses passages en Italie, elle n’a pas conservé beaucoup de photos, me dit-elle. Ses images sont surtout conservées dans sa rétine. Elle a essayé de comparer ses souvenirs des lieux qu’elle avait visités pour la première fois dans les années 70 en les parcourant de nouveau. Elle désirait voir comment ils avaient changé, comment ils s’étaient métamorphosés. « Retourner sur des lieux, me dit-elle, c’est comme un moteur d’écriture. »

À Rome, elle a remarqué que les chats errants étaient particulièrement bien soignés. Au bas de son immeuble, on leur avait construit un abri. Des pancartes étaient placardées dans le hall du building où elle habitait, signalant avec sévérité de ne pas les nourrir de spaghettis. Les chats sauvages italiens sont considérés, dit Carole, comme « des divinités ». À Rome, elle aime aussi le rapport à la religion, un rapport qu’elle trouve beaucoup plus décontracté et créatif qu’au Québec. Il y règne « un esprit de panthéisme fascinant », considère-t-elle. Elle évoque une statue de la Vierge, Madonna del Parto di Jacopo Sansovino, à Sant’Agostino, à côté de laquelle les gens, pour demander des grâces, déposaient des habits qui s’empilaient, créant une image surréaliste, entre le kitsch et le mysticisme. Le divin, je le vois sans cesse dans les livres de Carole David, remplis de rappels à la religion. Lorsque je lui demande pourquoi, elle répond que cela provient sans doute de son enfance, elle qui a été scolarisée dans un pensionnat où les premières histoires qu’on lui a racontées étaient des hagiographies. C’est ainsi qu’elle découvre Maria Goretti, jeune fille italienne de 12 ans assassinée par un voisin qui voulait la violer en 1902, que l’Église canonise en 1950. Cette histoire racontée aux enfants, Carole David dit avoir découvert plus tard qu’elle était en fait celle d’un « féminicide ». Carole David sait faire la place belle au sacré; aux saintes, aux femmes normales qui se révèlent souvent touchées par la grâce, mais dont les histoires n’en sont pas moins modelées par la violence la plus immémoriale et la plus abjecte.

L’appartement de Carole me réjouit. Il est plein de vieux meubles superbement conservés. Je regarde tout. Comme lorsqu’une heure ou deux plus tôt, je roulais sur mon vieux vélo dans Cité-Jardins, je me sens coupable de trop vouloir observer ces lieux dans lesquels je suis une étrangère. Le bois brillant de la console de la télé me donne envie d’y glisser les doigts. Le meuble, me dit-elle, appartenait à une tante. Une petite porte s’y ouvre sur un bar complet. J’hésite mentalement en le datant : années 40? 50? Plus personne dans sa famille n’en voulait, me dit-elle, et elle y a vu tout le potentiel. Un œil qui sait saisir du passé ce qui saura être réactualisé dans le temps présent : voilà encore une preuve de son don. Sur un mur, une œuvre multicolore de Paule Baillargeon. Sur une étagère, un service à thé époustouflant, en verre mauve, qui lui vient de sa mère. Je remarque la bibliothèque : celle-là n’est pas vintage. En vendant la maison où elle vivait pour aménager dans ce condo, plus petit, elle a dû liquider une grande partie de sa collection de livres. Elle en a vendu une partie et une autre, qui n’a pas trouvé preneur, a fini à l’écocentre, en attente d’être recyclée. À la mention de la disparition matérielle des livres de Carole, la question d’autres disparitions, cette fois symboliques, me vient à l’esprit. Dans ses livres, Carole sait présenter d’autres vies, minorisées, oubliées, pas assez commentées. Lorsque je lui demande quelles écrivaines québécoises sont, selon elle, passées à la trappe de l’histoire, elle nomme Medjé Vézina, Simone Routier, Andrée Maillet, Huguette Gaulin, Danielle Roger, et regrette que les œuvres de France Théoret ou de Suzanne Jacob ne soient pas aussi célébrées qu’elles devraient l’être.

Elle-même, elle est surprise de voir son œuvre être davantage mise de l’avant depuis quelques années. Elle figure parmi les modèles de beaucoup de poètes, et elle est désormais lue par un nouveau lectorat, plus jeune. « J’ai été tellement dans l’underground », dit-elle, tout en ajoutant avoir continué à écrire beaucoup parce qu’elle avait confiance en l’appui de son éditeur, Les Herbes rouges. Elle reçoit ces jours-ci le prix Athanase-David, un des plus grands prix littéraires au Québec, qui souligne une carrière d’exception. Cette reconnaissance, Carole David la reçoit tout en continuant à s’interroger sur sa propre démarche, elle qui est critique des institutions, de leur pouvoir d’élection et de canonisation de certaines figures au détriment de nombreuses autres. « Écrire, c’est beaucoup d’abnégation. Ce n’est pas comme rédiger un article ou donner un cours. Ce que je fais, c’est toujours dans le doute. Je me dis que peut-être mon manuscrit va être refusé, ou que je vais me faire planter. Je suis toujours en remise en question. Je pense que je n’arriverai jamais à me calmer. » Carole David vient de me donner une leçon d’humilité en même temps qu’une leçon d’écriture. J’en avais déjà la conviction, mais voilà ma certitude renforcée : la littérature, celle qui vaille, ne se fait que par le biais d’une posture qui n’est jamais certaine d’elle-même. En tâtonnant, en multipliant les essais-erreurs. La littérature ne peut exister que lorsqu’elle se tient au bord du vide et n’a pas peur de regarder en bas.

L’entretien tire à sa fin. Je prends mon casque dans mes mains, et Carole me raconte qu’elle aime aussi beaucoup pédaler à vélo. Puis, j’enfile mon manteau. Carole le complimente et je lui réponds, fière de ma trouvaille et contente qu’une chineuse en reconnaisse une autre, qu’il vient d’une friperie, que c’est un Naf Naf. Elle dit le reconnaître, mentionne qu’elle l’avait sûrement spotté dans les années 90, que c’était une bonne marque, bien qu’un peu chère, dans le temps. Je me sens adoubée, et en retournant vers ma bécane, je me dis qu’une Carole David, dans un espace-temps parallèle, quelque part il y a 30 ans, s’est acheté le même duffle coat que moi et se promène elle aussi dans Cité-Jardins à vélo, jetant ses sorts aux maisons des riches qui auraient dû abriter les moins nantis. Je l’imagine à vélo, mais je ne l’imagine pas seule : je l’imagine entourée d’une gang de saintes défroquées, d’une gang de fées des étoiles, d’une gang d’écrivaines qui résistent en rigolant à l’oubli auquel les force l’histoire. Je pense aussi que quelques chats des rues, des alliés à leur cause, les suivent et qu’ils ne voudront pas être domestiqués.

 

 

Chloé Savoie-Bernard
Chloé Savoie-Bernard a notamment publié les recueils de poésie Fastes et Royaume Scotch Tape (L’Hexagone), ainsi que le recueil de nouvelles Des femmes savantes (Triptyque et Alias), qui a obtenu une mention d’honneur du prix Adrienne-Choquette et qui a été finaliste au Prix littéraire des collégiens. Dans cette dernière œuvre, elle donne une voix aux femmes, des femmes entières, fortes, complexes. Elle a également dirigé le collectif Corps (Triptyque) et participé au collectif Zodiaque (La Mèche). Dans sa thèse de doctorat, l’écrivaine s’intéresse à la poésie féministe québécoise. En partageant avec nous sa rencontre avec Carole David, elle plonge ainsi à nouveau dans ses thématiques de prédilection. [AM]


Photo de Carole David : © Éric Labonté

Autres photos : © Chloé Savoie-Bernard
Photo de Chloé Savoie-Bernard : © Valérie Lebrun

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