14 novembre 2009, Trois-Rivières. Pour la toute première fois, je m’apprête à aller visiter Frédérick Durand chez lui, dans ce qu’il surnomme « la maison au fond de l’impasse » – demeure bel et bien située dans une rue sans issue, mais à droite de l’impasse pour être exacte. Frédérick, avec qui j’entretiens une abondante correspondance depuis le printemps. Le point de départ de cet échange de courriels est un roman, l’un des plus marquants de mon existence : La nuit soupire quand elle s’arrête.

Paru à l’automne 2008 chez la défunte Veuve noire éditrice, ce récit fantastique a capté mon attention au cours du Congrès Boréal, grâce à sa couverture gothique et capiteuse, à l’atmosphère un peu vénéneuse. J’ai payé mon exemplaire au préadolescent qui tenait la table de vente (l’un des fils de l’éditrice), intriguée par le résumé, mais également, je dois le confesser, par le prénom de l’héroïne, identique au mien : Ariane.

L’Ariane-narratrice réside seule dans un vaste manoir où la nuit s’infiltre par de nombreux interstices. Frédérick décrit son héroïne ainsi : « Une jeune rêveuse anticonformiste qui s’est construit un univers plus ou moins imaginaire dans lequel elle se réfugie, hors des contingences aliénantes du quotidien. Elle est à la fois généreuse et obstinée, prompte et très sensible, sous des dehors inflexibles. »

Un peu sorcière, l’Ariane romanesque apprécie la solitude des pierres moussues et la protection de la forêt triomphante, en lisière du monde. Mais des visiteurs surviennent bientôt dans son repaire et font chavirer son quotidien. La jeune femme devient dès lors tenancière d’une maison close singulière. Une telle histoire, portée par la plume délicate et vive de Frédérick, ne pouvait que me charmer. Comme me séduirait, au fil des missives, l’homme à l’origine de cette œuvre aussi unique que fascinante. Car Frédérick est une personne discrète, secrète même, qui demeure logiquement dans une impasse, en retrait des projecteurs, à l’instar de l’héroïne de La nuit soupire quand elle s’arrête.

En 2010, au terme de plusieurs mois de correspondance, je déménage dans la fameuse maison à droite de l’impasse, dont l’architecture modulaire étonnante et quasi improbable semble tout droit sortie des songes d’un concepteur halluciné. Nous y vivons toujours dix ans après, en compagnie d’un nombre fluctuant de félins (dont le grisonnant Éden, 18 ans).

Par la suite, dès 2011, avec les encouragements de Frédérick, je publie mon premier livre (L’enfant sans visage, XYZ), auxquels succéderont la trilogie Les villages assoupis (Marchand de feuilles) et Le sabbat des éphémères (Les Six Brumes), puis, quelques années plus tard, Les cendres de Sedna et Quelques battements d’ailes avant la nuit (Alire). C’est scellé : Frédérick et moi nous accompagnerons, nous entrelacerons nos intrigues à venir, les lisant, les commentant. Les aimant. S’inspirant d’un souffle complice qui puise aux sources noires des forêts anciennes. Un jour, Frédérick m’avouera qu’il a longtemps rêvé d’une compagne qui écrirait des histoires fantastiques aux arômes de poisons rares. Une Ariane véritable?

Printemps 2020, période de confinement, maison au fond de l’impasse. Les Six Brumes viennent de rééditer la version définitive de La nuit soupire quand elle s’arrête. Frédérick l’a retravaillée « à partir de trois états du texte : le manuscrit d’origine, le roman tel qu’il parut en 2008 et un troisième document qui combine le meilleur des deux autres et ajoute de nouvelles améliorations ». Il a « parfait le style et précisé des aspects de l’intrigue qui gagnaient à être clarifiés ou développés ». Il s’agit d’une édition anniversaire, publiée un peu plus de dix ans après la parution initiale, remarquée à l’époque. En 2009, ce livre a en effet remporté la plus prestigieuse récompense consacrée aux littératures de l’imaginaire, le prix Jacques-Brossard.

Depuis, mon admiration n’a cessé de croître pour l’écrivain vaillant, créatif et cultivé qu’il est… et si discret, en dehors de son travail de professeur, dans lequel il s’investit comme le ferait un comédien sur scène. Scène qu’il connaît bien : Frédérick est en outre musicien, pianiste aguerri qui a commencé à apprendre son instrument à l’âge de 7 ans, et a ensuite été membre de groupes rock (dont Jardin mécanique), et, plus récemment, du duo Carfax Asylum, qui a signé l’album Red Games of the Headless Dolls (Fangoria Musick). La musique de film lui est familière, en fervent cinéphile qu’il est, avec une « prédilection pour le “cinéma bis”, ces films européens qui semblent réalisés dans un autre monde, hors du temps et de l’espace, par exemple ceux de Bruno Gantillon, Jess Franco, Jean Rollin, Paul Naschy, Hélène Cattet et Bruno Forzani ». Sans surprise, Frédérick a eu en guise d’emploi étudiant (et son parcours scolaire fut long jusqu’au doctorat en études québécoises) celui de commis de club vidéo. Travail à l’origine de son roman le plus connu, Au rendez-vous des courtisans glacés, ode fantastique aux VHS sorcières.

Car lire l’ensemble des ouvrages de Frédérick (dix-huit, tant du côté de la poésie que du fantastique, du thriller ou du roman historique), c’est être saisi par l’ampleur des gammes qu’il maîtrise. Au sujet de cette diversité, Frédérick explique : « Pour relever des défis d’écriture variés, j’ai publié des textes appartenant à divers genres depuis mes débuts : roman jeunesse, fantastique, récit historique, poésie, nouvelle, littérature générale, thriller. C’est une bonne façon de se renouveler et de se perfectionner ». La nuit soupire quand elle s’arrête est exemplaire des influences multiples de Frédérick. De quelle manière? « C’est un hommage au surréalisme, dont la prose se faisait souvent poétique, mais également à une forme lettrée de fantastique que j’affectionne, par exemple celle que pratiquaient les auteurs belges du siècle dernier. »

La nuit soupire quand elle s’arrête est une porte d’entrée captivante dans l’œuvre aussi kaléidoscopique qu’originale qu’est celle de Frédérick. D’ailleurs – primeur pour les lecteurs des Libraires –, un roman inédit paraîtra prochainement chez Tête Première, postconfinement : Dans les pas d’une poupée suspendue. Ce récit à saveur de hantise prend pour cadre le village de Champlain, où Frédérick a grandi. Le tout au sein d’une nouvelle collection fort prometteuse… qui mettra de l’avant l’imaginaire insolite.

Frédérick, collectionneur d’insolite, a animé pendant presque vingt ans l’émission radiophonique Le voyage insolite (CFOU 89,1) avec sa belle voix grave, qu’il a prêtée à Carfax Asylum, le duo musical précédemment nommé. Et cette voix incomparable bruisse à chaque page de La nuit soupire quand elle s’arrête, dans un jeu chatoyant entre le réel et le rêve. Ce carrefour l’intéresse depuis longtemps : « Le rêve est un espace de liberté absolu que la personne qui rêve ne contrôle pas. Il fascine les psychologues, les philosophes et les écrivains et écrivaines depuis des siècles. Cet espace insaisissable, auquel nous consacrons la moitié de notre vie, me semble fondamental ». Comment Frédérick a-t-il souhaité faire rêver ses lecteurs dans La nuit soupire quand elle s’arrête? « D’abord par l’imaginaire et par des trouvailles poétiques et fantastiques, mais ensuite également par l’écriture. Elle est peu à peu investie par le rêve, grâce entre autres à la présence d’éléments récurrents et symboliques. »

Les bibliothèques de la maison au fond de l’impasse, trop nombreuses pour les compter (dans le bureau, la chambre, le salon, la cuisine et même la salle de lavage), sont à l’image de ses goûts variés et passionnés, avec les dos colorés, souvent usés, des livres. Un adorable fouillis règne par endroits dans son espace de travail, car Frédérick est autant punk que discipliné, c’est là l’un de ses contrastes. Jeune pianiste, il apprenait par cœur les pièces classiques pour mieux les désarticuler avec l’inventivité qui le caractérise. Il prend des notes sur des enveloppes déchirées, des papiers froissés, puis les « range » (en piles éparses que menace l’effondrement). Mais il est aussi incroyablement organisé dans ses plans romanesques, généreux et détaillés. Retravaille ses fictions maintes et maintes fois.

Et Frédérick aime les artistes soignés, intègres, quoiqu’imprévisibles, sortant des boulevards bien pavés pour mieux découvrir les manoirs en marge du regard, là où naissent les arcs-en-ciel en négatif. Parmi ses écrivains favoris, Frédérick mentionne son « affection pour les auteurs insolites et méconnus comme Mario Mercier, Maïk Vegor, Renée Dunan ou Marc Agapit, dont le rapport à l’imaginaire semble vécu, levant le voile sur un autre monde ». Sans oublier « certaines collections qui créent une esthétique singulière, comme “Angoisse”, parue entre les années 1950 et 1970, ou “Rivière Blanche”, qui en a pris la succession ». Sinon, autrices et auteurs qui l’inspirent sont légion. Il me cite « André Héléna, David Dorais, Patrick Brisebois, Serge Brussolo, Anne Duguël, Ariane Gélinas » (coquin, va!).

Il faut dire que Frédérick affectionne les œuvres peu connues, les ouvrages quasi oubliés dénichés dans des bouquineries envahies par la pénombre. Il m’aura initiée aux incursions à genoux parmi les livres introuvables, les marchés aux puces aux aventures toujours renouvelées (nous sommes d’ailleurs justement retournés visiter les mythiques allées du marché de Shawinigan avant le confinement. En quête de publications dont il subsiste de rares exemplaires sur la surface du globe, ainsi que pour vérifier les déplacements nocturnes de certains cadres et peluches – des clowns surtout –, qui, invendus depuis des années, paraissent patiemment s’approcher de la sortie).

Lorsque j’interroge Frédérick sur la difficulté de se procurer une demi-douzaine de ses romans, car bon nombre de ses anciens éditeurs ont fermé boutique (La Veuve noire, Vents d’Ouest, Andara), il me répond qu’une partie de lui apprécie cette idée. Que l’on doive repousser clowns et cadres difformes dans des espaces de pénombre pour mettre la main sur des exemplaires qui ont beaucoup existé, soupiré. Il résume : « Plusieurs éditeurs avec qui j’ai travaillé ont fermé leurs portes – ou leurs collections – subitement. Sans oublier l’un de mes romans qui n’est disponible qu’en France. C’est presque la moitié de ma production littéraire qui s’en trouve affectée. Si cela donne une aura de rareté, voire de mystère, aux livres, un auteur n’en écrit pas moins pour être lu. J’espère que certains de mes romans, en particulier Quand s’éteindra la dernière chandelle, pourront bénéficier d’une édition québécoise. Je remercie Les Six Brumes d’avoir réédité deux de mes romans – dans des versions revues et corrigées, qui plus est. Sans leur initiative, ces ouvrages ne seraient plus disponibles. »

À sa façon, il est (comme moi) Ariane, héroïne de La nuit soupire quand elle s’arrête. Tous deux collectionnent les ombres rares dans leur demeure (notre demeure) en lisière de la forêt – quoique le terme boisé devienne, à Trois-Rivières, de plus en plus adéquat. Frédérick a bâti patiemment une œuvre dense depuis 1997, au flamboiement discret. Une œuvre de laquelle émerge son amour infini pour le fantastique, l’insolite, avec une voix, une approche si personnelle qu’elle déstabilise parfois. Mais comme Octave Crémazie l’écrivait : « Ne vaut-il pas mieux faire sucer [aux] lecteurs la moelle des lions que celle des lièvres »? Une citation qui a toujours interpellé Frédérick et qui témoigne – entre autres – de son érudition, équivalente à son humilité.

En ces semaines de confinement, après plus de dix ans ensemble, je ne me lasse pas de mon compagnon encyclopédique et ardent, capable d’incendies en temps de minuit. Érudition doublée de sa discrétion intrinsèque, Frédérick incarnant l’essence même, le parfum sorcier et un peu inusité de l’expression « qui gagne à être connu ».

Comme si, à l’image de l’héroïne de La nuit soupire quand elle s’arrête, il redoutait de prendre trop de place au fond de l’impasse.

Que dis-je, à droite de l’impasse.

 


Ariane Gélinas
Ariane Gélinas est née à Grandes-Piles, en 1984. Elle est directrice littéraire de la revue Le Sabord, codirectrice littéraire du magazine Brins d’éternité et chargée de cours à l’Université du Québec à Trois-Rivières. On lui doit la parution d’une grande quantité de nouvelles dans plusieurs périodiques ou collectifs, ainsi que six romans, dont le plus récent est Quelques battements d’ailes avant la nuit (Alire). D’ailleurs, c’est pour la qualité de son écriture et sa grande expérience de lectrice de littératures de l’imaginaire que la revue Les libraires l’a recrutée comme chroniqueuse dans cette section. Pour rédiger la rubrique « Dans l’univers de » en mode confinement – dû à la pandémie de la COVID-19 –, nous avions besoin de deux écrivains qui habitaient déjà ensemble : voilà pourquoi cette auteure aux cheveux de feu nous parle avec une grande adresse et une belle tendresse de celui à qui elle doit quelques battements de cœur… [JAP]

Photos : © Ariane Gélinas
Photo d’Ariane Gélinas : © Démie Lecompte

 

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