Anne Fortin : Dans le ventre des belles-sœurs

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Qui a dit qu’on gagnait les hommes par le ventre? Dans Ainsi cuisinaient les belles-sœurs dans l’œuvre de Michel Tremblay, c’est tous les lecteurs de l’écrivain, voire le Québec gourmand entier, que charmera Anne Fortin, propriétaire de la Librairie gourmande du Marché Jean-Talon, en s’attardant à l’aspect culinaire de l’imposante bibliographie de Tremblay. Qui aurait cru que le blanc-manger, la sauce au thé, le chow-chow, le chiard de la Gaspésie ou encore la gibelotte de Sorel retrouveraient, l’instant d’un magnifique ouvrage, leurs lettres de noblesse? 

Et quand l’heure du repas arrivait… Le bonheur. Laura et Pit se regardaient en mangeant, se souriaient, s’envoyaient des baisers. Laura disait : « C’est tellement bon! » et Pit lui répondait : « Tais-toé pis mange! » […] Et Laura, déjà grassette, s’était mise à engraisser dangereusement. Quand elle s’en plaignait à son mari, celui-ci haussait les épaules ou l’embrassait dans le cou. « J’t’aime grosse. Ça m’en fait plus à aimer. Pis j’espère que le bébé que t’es-t’après me cuisiner aura pas l’air d’un esquelette! » […] comme le disait si bien Pit Cadieux, maître saucier incognito des cuisines de l’hôtel Windsor, à Montréal : « Une nuit manquée ça peut toujours se reprendre mais un repas manqué c’est du gaspillage! »

Ce commentaire savoureux de Pit Cadieux dans La grosse femme d’à-côté est enceinte de Michel Tremblay a donné faim à la libraire de la Petite Italie montréalaise, une faim si dévorante qu’elle eut envie de relire les six tomes du cycle romanesque des Chroniques du Plateau-Mont-Royal (1942-1963) et les huit volets de la Diaspora des Desrosiers (1913-1935).

Nostalgie gourmande
Avec en tête – et dans le ventre – ce riche corpus gourmand, elle commença à dresser un panorama du patrimoine culinaire montréalais du XXe siècle. En plus d’y relever de nombreuses citations de Tremblay qui font remonter dans les souvenirs des parfums de cuisine qu’on imagine encore distillés au-dessus des tables en formica de l’époque, Anne Fortin compléta son ouvrage d’images d’archives captivantes et de quelques recettes de grands-mères, ce qui donne un résultat hors du commun. 

« On ne reviendra jamais à ces mets, c’est bien sûr! Mais c’est quand même intéressant de voir d’où notre table provient; de la cuisine raisonnée des communautés religieuses qui formaient les filles dans un esprit de récupération pour nourrir les gens avec ce qu’on trouvait à portée de main dans un monde urbain. Il n’y avait pas autant d’épices que maintenant, on faisait avec du sel, du poivre, de la sarriette… », précise Anne Fortin, qui projette de mettre en place un conservatoire culinaire du Québec qui comprendrait notamment les plus anciens livres de recettes d’ici. « On va arrêter de faire comme si on n’avait pas existé avant que les Français arrivent… », ajoute-t-elle.

La grande demande
L’idée de Ainsi cuisinaient les belles-sœurs, magnifique ouvrage qui rendrait hommage aux belles-sœurs de Tremblay et aux autres qui, en ville, ont nourri leur progéniture avec peu, a fait son chemin. Puis, au sortir d’un tournage de feue l’émission Des kiwis et des hommes tournée au Marché Jean-Talon, Tremblay s’est retrouvé dans sa librairie… Celle qui avait déjà publié Cuisiner avec le sirop d’érable du Québec, a pris son courage à deux mains… « Je me suis d’abord demandé qui ça allait intéresser », se souvient un Michel Tremblay enthousiaste au bout du fil.

Humble chaque fois qu’il est question d’études sur son œuvre, l’écrivain chouchou est resté pantois, comme quand il tombe sur une thèse doctorale concernant sa création. « La plupart du temps, je ne comprends pas trop ces analyses savantes, je trouve ça plutôt amusant. » Il n’est d’ailleurs pas rare que, pour se remémorer certains détails sur ses propres personnages, il doive consulter l’impressionnant dictionnaire L’univers de Michel Tremblay dont une nouvelle édition augmentée vient d’ailleurs de paraître. Recensés par Jean-Marc Barrette et Serge Bergeron, plus de cinq mille êtres, fictifs ou réels, peuplent le monde du célèbre Québécois. Parmi ceux-ci, beaucoup de gens aux fourneaux, dont l’étonnant Théo…

« Théo s’est offert à préparer le souper. En fait, ils ont mangé des sandwichs au jambon et un reste de laitue que Maria avait laissé dans la glacière, additionné de crème douce et d’échalotes. Et des chips. Beaucoup de chips. Fleurette, pourtant excellente cuisinière – une mère souvent malade, un père et trois frères sans cesse affamés et goinfres comme des ogres –, a apprécié le geste. Pas un homme de sa maisonnée n’aurait été capable d’en faire autant », lit-on dans Survivre! Survivre!, son plus récent roman, huitième chapitre de La Diaspora des Desrosiers disponible depuis novembre dernier.

Sauveur d’odeurs
« J’ai réalisé qu’effectivement, la cuisine est très présente dans mes livres. Je crois avoir essayé de réhabiliter l’odorat, c’est le sens le plus négligé », poursuit Tremblay, qui s’estime gourmand et bon pour apprêter les pâtes. Ses amis en raffolent autant que le feraient Nana, Maria, Béa, Joséphine, Albertine et les autres. Elles peuvent digérer en paix, rassasiées, tant on retrouve leur esprit au détour de chacune des pages du livre d’Anne Fortin, qui, croyez-le ou non, en viennent à sentir le ragoût de pattes de cochon, le pound cake ou les biscuits à la mélasse.

« S’il fallait qu’il en soit gêné, je pense que je retirerais tous les livres du marché! », prévient Anne Fortin dans un sourire. Bien qu’il attende à décembre pour le dévorer dans son havre de paix à Key West, Tremblay est sous le charme de ce qu’il en a vu jusqu’à maintenant. Ça sent bon. Très bon.

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