Viva Mattotti !

5
Publicité
Malgré deux décennies passées dans le domaine de l'illustration et de la bande dessinée, c'est seulement depuis quelques années qu'on célèbre à sa juste valeur le talent de Lorenzo Mattotti. Et quelle commémoration ! Uniquement ce printemps, pas moins de quatre ouvrages sont publiés par le Seuil et Casterman. Certes reconnaissable entre tous, le travail de Mattotti, qui fait fi des conventions, laisse toutefois planer un doute : relève-t-il de la bédé ou de l'illustration ? Quelle est donc la démarche de cet artiste iconoclaste dont l'esthétique est gorgé de vives couleurs et de lignes délicieusement ivres de liberté ? Esquisse improbable d'un visionnaire.

C’est d’abord à l’élégance et au dynamisme des traits que l’on reconnaît instantanément l’œuvre de Lorenzo Mattotti. Et puis par ses couleurs vives, animées d’une présence quasi irréelle, qui forment une flamboyante palette exprimant aussi bien la violence du meurtre, le chaos d’un esprit troublé que le miracle éternellement renouvelé de la vie. Mine de rien, ce dessinateur italien se taille une place de choix au sein des artistes qui marqueront ce siècle tout neuf.

Après des études en architecture, Lorenzo Mattotti s’oriente vers le graphisme à la fin des années 70. Quelques années plus tard, il fonde Valvoline, un collectif de dessinateurs désireux de renouveler la façon d’appréhender le langage de la bande dessinée et de l’illustration. À partir du milieu des années 80 et jusqu’à aujourd’hui, il collabore aux plus grands journaux du monde (Süddeutsche Zeitung, Le Monde, Le Nouvel Observateur, The New Yorker) et participe à de nombreuses expositions. En parallèle, le créateur produit des albums au style graphique audacieux : Stigmates, le récit des mésaventures d’un homme simple affligé des mêmes blessures que le Christ – que plusieurs considèrent comme son chef-d’œuvre , puis Labyrinthes et Murmures, réalisées avec son complice Jerry Kramsky, qui confirment son habileté à jongler avec l’impossible.

L’Effet Jekyll, ou la découverte d’un secret bien gardé

Bien qu’il ait été remarqué avec Feux (Albin Michel), la véritable consécration survient avec l’adaptation survoltée du classique de Robert L. Stevenson, Docteur Jekyll & Mister Hyde (Casterman, 2002), qui vaut à Mattotti et à Kramsky une nomination pour le prix Alph-Art du meilleur dessin au Festival d’Angoulême. Rejoint chez lui quelque temps après la publication de cet album qui lui ouvre les portes du succès à grande échelle, l’artiste explique la genèse de ce singulier projet, sur lequel plane l’esprit du peintre allemand Otto Dix :  » Nous nous sommes principalement basés sur le journal personnel de Jekyll, qui constitue la dernière partie du livre de Stevenson. Les références à l’art pictural allemand sont par contre plus violentes et plus grotesques que dans le roman. Peu à peu, on a développé le drame intime de Jekyll, qui culmine dans une lutte schizophrène avec Hyde, qu’on a par la suite englobée dans une atmosphère très nostalgique où l’on perçoit beaucoup de beauté, mais aussi cette angoisse qui le détruit. « 

Le printemps 2003 marque une offensive jamais vue de la part des éditeurs pour enfin dévoiler à un très large public l’œuvre de Mattotti. D’abord par son travail d’illustrateur avec Les Affiches de Mattotti (Seuil), qui rassemble ses réalisations commandées principalement par des festivals de cinéma ou des fêtes culturelles. L’ensemble témoigne certes de son génie, mais aussi de son aisance à se plier au médium publicitaire. Chez Mattotti, l’aspect commercial s’efface au profit d’une poésie aérienne encore jamais explorée dans ce domaine.

Toujours au Seuil, le magnifique Bruit du givre, écrit en collaboration avec Jorge Zentner, risque de bouleverser l’idée que la plupart des lecteurs se font d’un texte dit littéraire mis en scène par le truchement d’une bande dessinée ou de l’illustration : en quelques traits, Mattotti croise, épouse et complète admirablement le troublant récit de Zentner. À ce niveau encore plus réussi que Docteur Jekyll & Mister Hyde, Le Bruit du Givre explore adroitement l’équilibre qui existe entre la narration et l’illustration qui sous-tend toute son œuvre :  » Mon rapport avec la bédé est toujours un peu conflictuel ; il relève de l’amour et de la haine. Tous les trois ou quatre ans, je suis pris d’une sorte de nostalgie qui me donne envie de faire une bande dessinée. Et comme cela est toujours fatigant à cause du conflit qui règne en moi, je me dis que c’est la dernière fois que j’entre à fond dans une histoire. Malgré tout, j’ai réussi à équilibrer les deux genres, mais je ne veux surtout pas que mon art, mon rapport avec la bande dessinée, devienne mécanique. Curieusement, j’ai ces derniers temps très envie de faire de la peinture. Je suis moins fasciné qu’avant par le fait de tout raconter, et en peinture, c’est l’image  » arrêtée  » qui m’intéresse. « 

Un dessin qui raconte, une histoire qui se dessine

L’enjeu, ou la quintessence de l’œuvre de Mattotti, se situe précisément entre le dessin et la narration : là se dresse une  » ligne fragile « . Cette dernière expression – qui est également le titre d’un de ses livres – ouvre les portes de  » son monde à la fois le plus simple et le plus riche, de son moi révélé avec le moins de contraintes.  » L’idée d’une  » ligne fragile  » n’est pas innocente ; elle évoque à la fois la fulgurante simplicité et le côté aérien de son œuvre, la frontière qui sépare le coup de crayon de l’histoire, l’ivresse de l’évocation de la rigueur obligée du récit :  » Il est vrai qu’il existe des images très riches qui racontent des choses, et d’autres, tout aussi belles, mais qui ne sont malheureusement pas narratives, qui se détachent de la vocation de raconter une histoire. Malgré tout, je ne dis pas qu’il faut toujours raconter ; la frontière est très ténue entre les genres. Le dessin doit posséder une âme narrative. Malgré les nombreuses méthodes possibles pour raconter, il est indispensable qu’une certain naturel dans la narration se terre derrière l’image. Je suis convaincu que cette volonté qui m’anime d’évoquer des choses, des atmosphères, de ne pas tout expliquer, ne pas complètement développer une idée, a toujours été en moi. Et, en regard de mon œuvre, je constate que c’est une tendance en pleine expansion. « 

La publication de Caboto (originellement titré Le Voyage de Caboto) et de L’Homme à la fenêtre, deux albums d’abord parus chez Albin Michel en 1991 et 1992 et repris chez Casterman, nourrit de plus l’intérêt grandissant du public pour l’œuvre de Mattotti. Réalisé avec Zentner, Caboto est un récit qui s’attarde sur la vie d’un Vénitien qui fut tour à tour astronome, commerçant et cartographe, et qui crut un jour avoir trouvé l’Eldorado. Quant à L’Homme à la fenêtre, cet album plus poétique et intimiste sera réalisé en noir et blanc avec la collaboration de Lilia Ambrosi. D’autres ouvrages tels L’Arbre du penseur, Doctor Néfasto et le spectaculaire Feux, mériteraient aussi être réédités afin permettre de fouiller plus avant d’autres facettes de l’univers sans pareil de Lorenzo Mattotti.

Publicité