Il y a vingt ans, La Pastèque entreprenait un vaste chantier éditorial qui allait propulser de jeunes auteurs devenus depuis de véritables piliers du 9e art québécois, dont Michel Rabagliati, Isabelle Arsenault et Pascal Girard. L’éditeur montréalais vient de faire paraître Jours d’attente*, un récit ensorcelant magistralement porté par deux nouveaux venus promus à un bel avenir. 

Le scénariste Thomas Desaulniers-Brousseau fit une première incursion dans le 9e art en 2012 à titre d’illustrateur du webcomic humoristique Boire du mercure. Simon Leclerc fit quant à lui ses débuts l’année suivante dans le western aux accents contemporains Nevada publié en 2013 chez Glénat Québec, dont il signa les illustrations. Se connaissant depuis le secondaire, les deux artistes eurent l’idée d’une première collaboration. « Simon étudiait aux États-Unis à ce moment-là, et il voulait se lancer dans un projet de BD à son retour l’année suivante », raconte Desaulniers-Brousseau. « Il savait que j’écrivais, mais je ne pense pas qu’il en avait lu quoi que ce soit. Toujours est-il qu’il voulait un pitch et c’est les grandes lignes de Jours d’attente que je lui ai proposées. »

Campé en 1944, le récit met en scène un jeune déserteur des Forces armées canadiennes trouvant refuge dans la vieille maison de son grand-père maternel, au cœur de la forêt coaticookoise. Bien que le régiment de pins blancs le protège des regards de potentiels délateurs, Jérôme n’est toutefois pas à l’abri du passé trouble de l’énigmatique lieu qui se dévoile au fil du temps, alors que son aïeul renfrogné et lui s’affairent à rénover la maison. « L’idée était venue pendant le temps des fêtes, une certaine nuit d’insomnie. La trame de la désertion est inspirée de l’expérience de la guerre de mon grand-père paternel, que je n’ai jamais connu. Il a été enrôlé brièvement, puis a déserté avant que son régiment soit déployé en Colombie-Britannique », se remémore le scénariste.

Certes en filigrane du récit, la guerre sert de prétexte afin d’aborder le thème de l’isolement et de ses répercussions. « L’idée initiale tournait autour d’un grand-père superstitieux, d’un petit-fils ignare et insouciant, et de l’incendie de la maison dont il aurait été coupable d’avoir allumé. Ç’a évolué par la suite, notamment, je pense, parce que notre appartement, à Simon et moi, était hanté », affirme-t-il. « Je n’avais pas vraiment l’intention d’écrire une histoire de fantômes. On dirait que ça s’est simplement manifesté à mesure que j’avançais dans la rédaction du synopsis. Simon et moi avons eu quelques conversations à différents stades d’avancement de l’écriture, et j’essayais d’écouter ses commentaires autant que possible. J’étais pas mal laissé à moi-même dans l’écriture, et j’ai essayé d’être le moins intrusif possible pour ce qui est du dessin. Je pense que nos sensibilités se rejoignent naturellement à plusieurs niveaux. »

Si la trame narrative — habilement menée — est somme toute classique dans sa forme, la facture graphique a quant à elle quelque chose d’expressionniste qui n’est pas sans rappeler les corpus de Vincent Vanoli et Dave McKean. Le découpage aérien fait la part belle au mystère, empruntant aux mécanismes du polar, de l’horreur et du fantastique. « Je suis tombé dans la bibliothèque de BD qu’il avait à la maison et ç’a été une grosse source d’inspiration. Cages de Dave McKean, oui, mais Blast de Manu Larcenet aussi, et des titres plus éloignés dans la facture comme Jimmy Corrigan de Chris Ware ou Le rendez-vous de Sevenoaks de François Rivière », explique Desaulniers-Brousseau. « Cages a effectivement été une source d’inspiration majeure [visuellement] lorsque j’ai commencé le projet, avec une volonté non dissimulée d’en copier la forme », renchérit Simon Leclerc, issu du milieu de l’animation. Ce dernier opta d’ailleurs pour un mélange de techniques de coloration, composé de pastels à l’huile et de gouache, dont le résultat est saisissant. On s’enfonce avec ravissement dans cette forêt comme dans un songe étrange, hypnotique, grâce au découpage maîtrisé.

L’album est d’abord paru en anglais sous le titre Idle Days chez l’éditeur américain First Second. Pourtant, c’est à des éditeurs européens francophones qu’ils ont soumis le projet dans un premier temps. « Lorsque le synopsis est arrivé à un stade satisfaisant, Simon a dessiné une scène. Nous avons ensuite préparé un dossier que nous avons envoyé à des éditeurs en France. Nous pensions que la forte pagination et la présence de couleur rendraient l’entreprise plus risquée pour des éditeurs locaux, qui disposent généralement de modestes moyens. Surtout pour deux auteurs quidams. » Après avoir essuyé un refus de toutes les structures éditoriales abordées, l’illustrateur a publié quelques extraits sur son Tumblr, ce qui attira l’attention de First Second. Traducteur de formation, Thomas Desaulniers-Brousseau retravailla le dossier de présentation en anglais. Le tandem accepta finalement l’offre de l’éditeur américain. « C’était inespéré, même si j’étais tiraillé à l’idée de ne pas être publié dans ma langue, du fait que l’histoire se déroule ici », avoue le scénariste.

Les éditions de La Pastèque, toujours à l’affût de ce qui se fait tant ici qu’à l’étranger, ont vite repéré le matériau. « Je suis très content qu’ils aient pris le projet. J’ai eu beaucoup de plaisir à me traduire moi-même. Je pense d’ailleurs que le livre est meilleur en français. » Effectivement, les subtilités et la richesse de la langue pleinement déployée ici se conjuguent harmonieusement à l’univers pictural magistralement dense de Simon Leclerc.

Jours d’attente réaffirme avec panache que le genre de la bande dessinée peut également être abordé avec sensibilité, pluralité, audace et intelligence, hors du confinement habituel des séries et produits formatés.

 

Photo de Thomas Desaulniers-Brousseau : © David Bourbonnais

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