Sfar, le prolifique

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«Donc pour les nouveaux visiteurs, je m'appelle Joann et je suis dessinateur. Mon métier consiste à raconter des histoires. Depuis vingt ans je faisça sous forme de bandes dessinées et récemment, on m'a autorisé à devenir réalisateur de cinéma, j'essaie aussi d'écrire des romans. Mais tout ça, selon moi, c'est le même travail: mettre des personnages dans une barque, les envoyer au large et voir comment ils se débrouillent.» Telle est la manière dont se décrit le bédéiste Joann Sfar sur son blogue. Auteur prolifique doté d'une bibliographie trop imposante pour que je m'attarde sur chaque collection ou chaque création – sans compter les participations et les collaborations! – je propose ici quelques échantillons qui, à mon avis, représentent bien la diversité des thèmes abordés par Joann Sfar.

Tout d’abord, le chat: «Il s’appelle Imhotep et il parle tout le temps. Au début, tu te dis qu’il est con. Et puis tu te dis qu’il essaie peut-être de t’expliquer un truc, que tu ne comprends rien et que ça doit être douloureux pour lui.» Imhotep, c’est le chat du rabbin. Doté subitement de l’usage de la parole après qu’il eut avalé le perroquet, il ne se prive pas de partager ses opinions pressantes, ses points de vue philosophiques sur l’humanité et ses contradictions, ainsi que son désir de faire sa bar-mitsva. Les observations mi-naïves mi-sarcastiques, aiguisées comme les griffes de ce chat attachant et attaché à sa maîtresse, nous laissent un sourire en coin, immanquablement. L’action se passe en Algérie dans les années 30. C’est probablement l’oeuvre de Sfar la plus connue au Québec, dont les cinq tomes sont aussi disponibles en intégrale, chez Dargaud. En France, au mois de juin, sortait en salle un condensé de l’oeuvre en animation 3D qui, je l’espère, franchira nos frontières le plus tôt possible. Un regroupement de croquis, de photos et de notes de tournage sont disponibles dans l’Art du chat du rabbin (Dargaud), ainsi que quelques photos du vrai Imhotep, pour faire plus ample connaissance avec le modèle.

D’autres séries font fureur chez nos cousins français, dont «Petit Vampire et Grand Vampire», «Donjon» (37 tomes!), «Troll», etc.: «La BD est quelque chose de compulsif, on doit en faire beaucoup. Et comme le disait Chalier, c’est plus facile de mener dix histoires de front qu’une seule.» À souligner: «Klezmer», en trois volumes, dont l’action se déroule dans la Russie du début du XXe siècle. On y suit des personnages qui, après s’être retrouvés seuls, se croisent et forment un groupe de musique. Encore une fois, humour et philosophie sont au rendez-vous. La profusion de notes en fin de volume est particulièrement intéressante: Sfar ne se contente pas de mettre des images dans des cases, il adore laisser de longs commentaires. C’est probablement une bonne habitude qu’il a prise dans ses carnets, comme il nous l’indique sur son site personnel (Joann-sfar.com): «Je me balade partout avec mon carnet. Je mélange le dessin d’après nature, le récit de mémoire et les trucs imaginaires. […] Au départ, je suis plutôt agoraphobe et je trouve les gens étranges. Les dessiner m’aide à les aimer, je leur découvre des tas de qualités. […] En dehors des carnets autobiographiques, j’essaie de comprendre ce que pensent les autres, ce qu’on a essayé de me dire et où ça mène.» Et ça transparaît! Dans Maharajah, carnet de 400 pages d’observations sur ses enfants, ses amis et sur un voyage en Inde paru dans la collection «Shampooing» (Delcourt), nous assistons, entre autres, au souper au cours duquel est né le projet de faire une animation avec les «Chat du rabbin». S’y retrouvent plusieurs esquisses qui feront l’objet de parutions futures. Et beaucoup, beaucoup de notes et commentaires sur la vie en général. Ses carnets sont probablement les livres les plus introspectifs de Sfar. Un journal intime, en somme, une manière d’être… C’est littéralement un livre ouvert, dans lequel nous côtoyons l’homme derrière le chat.

Avant de faire les beaux-arts en dessin, Sfar, pour faire plaisir à son père, a passé sa maîtrise en philosophie. D’où son intérêt pour la nature humaine, et la parution de deux livres à la fois déconcertants et désopilants dans une collection appelée «Bibliothèque philosophique de Joann Sfar», chez Bréal. Le texte original du Banquet, de Platon, se retrouve ainsi accompagné d’annotations (eh oui, encore!) et d’illustrations très satiriques, issues de ses rêveries et gribouillages, en cours de philosophie, alors qu’il était étudiant. C’est donc de cette façon que je me suis plongé dans cette oeuvre phare qui, autrement, m’aurait semblé rébarbative.

Pour finir, la dernière, mais non la moindre, facette du bédéiste: Joann Sfar, le biographe. Biographies épicées à la Sfar, il va sans dire, à la limite entre la vérité et la fiction. Ceux qui ont vu le film Gainsbourg, vie héroïque peuvent s’en faire une petite idée. Vous pouvez d’ailleurs approfondir votre connaissance du personnage d’un Gainsbourg totalement approprié par Sfar dans Gainsbourg: Hors-champ chez Dargaud, au sujet duquel l’artiste écrit justement: «Si on l’ouvre aujourd’hui, loin du battage de la sortie du film, et si on le relit, je crois vraiment qu’on peut le recevoir comme le troisième volume de Pascin, puisque Pascin était Gainsbourg depuis toujours.» Pascin, un dessinateur et peintre qui m’était tout à fait inconnu avant que je lise Pascin, paru chez l’Association. Il est probablement celui qui a le plus marqué Sfar, autant par son style que par sa carrière. De plus, deux livres sur Brassens, respectivement chez Dargaud et Gallimard, sont parus tout récemment pour accompagner une exposition qui a lieu actuellement en France.

Si je n’ai qu’effleuré la surface de l’iceberg Sfar, il me tarde de découvrir le reste. Cet auteur est certes en voie de devenir un pilier de la bande dessinée. Et qui sait ce qu’il nous réserve encore dans le domaine de l’animation et du cinéma? Bonne lecture!

Bibliographie :
CONQUÊTE DE L’EST. KLEZMER (T. 1), Gallimard, 144 p. | 29,50$,
GAINSBOURG (HORS CHAMP), Dargaud, 452 p. | 69,95$
PASCIN, L’Association, 186 p. | 45,99$
CROISETTE. LES CARNETS DE JOANN SFAR, Delcourt, 236 p. | 44,95$
BRASSENS OU LA LIBERTÉ avec Clémentine Deroudille, Dargaud, 336 p. | 69,95$
BRASSENS, Gallimard, 304 p. | 39,95$
LE BANQUET – PLATON, Bréal, 136 p. | 26,95$
LE CHAT DU RABBIN. INTÉGRALE, Dargaud, 200 p. | 59,95$
L’ART DU CHAT DU RABBIN, Dargaud, 284 p. | 62,95$

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