Je suis « dure de comprenure ». Un sujet touchant les normes et les lois complexes qui régissent le milieu agricole en mutation ainsi que le vent de changement qui souffle sur les terres rurales d’ici n’avait rien pour me séduire. Mais c’était avant de lire Faire campagne, un ouvrage unique en son genre créé par l’illustrateur Pierre-Yves Cezard et le journaliste Rémy Bourdillon, qui vulgarisent et démystifient un thème pas piqué des vers et qui met de l’avant la bédéreportage, un genre littéraire qui connaît ses belles heures.

En effet, le monde de l’agriculture a toujours été aussi loin de mes préoccupations que la planète Mars peut l’être. Or, je ne sais pas si devenir maman, rencontrer la quarantaine, désirer garder la forme le plus longtemps possible (les complexités inhérentes à notre système de santé font si peur qu’il vaut mieux s’en tenir loin…) ou toutes ces réponses ont renforcé mon intérêt envers ce renouveau agricole observé au Québec ces dernières années. D’ailleurs, un sondage Léger effectué pour le compte du gouvernement du Québec en marge du Sommet sur l’alimentation de 2017 témoigne que plus des trois quarts des Québécois aimeraient être plus informés à propos du secteur alimentaire (78%). Selon cette même étude, composition et provenance des aliments, inspection des entreprises alimentaires et qualités nutritives des aliments transformés font partie des principaux sujets d’intérêt des gens. L’envie d’être informé est plus présente que jamais.

L’instinct du journaliste
Originaire de la Corrèze en France, le Rimouskois d’adoption Rémy Bourdillon, un journaliste, a cru bon de plonger dans ce sujet dense par curiosité, mais aussi pour y faire le point, pour renseigner tout en divertissant sur cette nouvelle génération d’agriculteurs québécois qui délaissent la ville pour la campagne et qui tentent de développer de meilleures manières de produire nos aliments. C’est ainsi qu’une panoplie de fruits, de légumes oubliés, de fromages locaux, de viandes et de charcuteries se retrouvent dans nos assiettes.

Comme en témoigne Faire campagne, le processus ne se déroule pas aussi simplement que certains pourraient le penser… Grâce à une dizaine d’agriculteurs interrogés, on y découvre plutôt leur combat quotidien sur une année alors qu’ils tentent de tirer leur épingle du jeu malgré des règles dictées par le seul et unique syndicat en place, l’Union des producteurs agricoles. Est-ce possible de garder la foi et de survivre dans un système taillé pour l’agriculture industrielle?

Une bédéreportage était tout indiquée pour mettre en lumière la situation unique à l’échelle mondiale et les propos pertinents d’acteurs qui, d’un côté de la clôture du système comme de l’autre, y vont de leurs réactions, certaines profondément émotives et viscérales, éclairées par Pierre-Yves Cezard, un illustrateur de renom qui a su donner à voir l’ensemble de l’histoire écrite par Bourdillon.

Joe Sacco (Palestine, une nation occupée, Soba, une histoire de Bosnie) ou Étienne Davodeau (Les ignorants, Un homme est mort) font partie de ceux qui, ces dernières années, ont favorisé l’essor du genre. Rural! de Davodeau (Delcourt, 2001), qui brosse le portrait de jeunes agriculteurs soucieux de développer une agriculture biologique en marge de la construction d’une autoroute en France, n’est d’ailleurs pas à des kilomètres de Faire campagne, ne serait-ce que par le sujet, certes, mais aussi par la manière d’avoir récolté les informations dans le processus de création.

Entre Montréal et Rimouski
En tout et pour tout, le projet a duré environ deux ans, incluant le temps pendant lequel Cezard, retenu en France, s’est plutôt inspiré des photos de paysages et de personnages prises durant le travail de terrain de son acolyte qui, lui, a parcouru des kilomètres entre Montréal et Rimouski afin de peaufiner son enquête en parlant avec des agriculteurs des régions du Bas-Saint-Laurent et de Chaudière-Appalaches surtout.

« J’ai été touché par leur générosité, par leur histoire personnelle et professionnelle, leur parcours unique. Ces paysans sont diplômés, brillants, cultivés. Ils ont étudié en arts, en biologie, etc. Hommes et femmes, ils œuvrent sur leur terre de manière très égalitaire », explique le journaliste, joint durant un déplacement à l’extérieur du pays.

Il note par ailleurs que les mutations dans le monde agricole actuel peuvent parfois s’expliquer par ces néoruraux qui débarquent à la campagne dans un processus de changement de vie. « Je pense qu’il y en a quelques-uns qui ne trouvaient plus de sens dans ce qu’ils faisaient avant en ville dans d’autres carrières… Avec l’agriculture, on est dans le concret, c’est aussi se donner une meilleure qualité de vie pour la famille. J’ai beaucoup d’estime pour ceux qui font le saut », poursuit-il.

L’angle de tous
La pertinence de cette bédéreportage réside beaucoup dans la manière factuelle et objective dont c’est raconté, sans pour autant que ce soit aride ou fade. En somme, les créateurs ont exploré le sujet dans ses moindres détails, y compris le point de vue de ceux qui sont le plus réfractaires aux changements dans l’industrie. « Il faut dire que pour certains, le bio est une mode. Et ils en ont vu d’autres… Dans un contexte de mondialisation, ils ont un peu peur… Le monde agricole est plus dur qu’on pourrait le croire », insiste Bourdillon.

Au terme de son enquête, aurait-il lui-même le désir de se lancer en affaires dans le milieu agricole? Bourdillon, qui est aussi fils d’un vétérinaire de grands animaux, n’est d’ailleurs pas totalement étranger au monde de la ferme et de l’élevage. « Ah, mais je n’ai pas le pouce vert! J’aimerais en connaître davantage, c’est un travail de tous les instants, ça ne s’apprend pas en claquant des doigts. »

Et la bédéreportage lui sied si bien… « Ce type de livre reste un défi de taille qui consiste en une somme de travail importante », admet pour sa part Frédéric Gauthier, cocréateur et éditeur aux éditions La Pastèque qui se joint à Atelier 10 pour « Journalisme 9 », nouvelle collection commune et première canadienne francophone dédiée au reportage, à l’enquête et au journalisme dessinés. Grosso modo, un titre par année sera publié. Que Faire campagne soit le premier numéro de cette collaboration inédite augure bien, les récoltes risquent d’être fructueuses.

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