Raina Telgemeier : Celle qui rit avec les morts

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N’ayez crainte, aucune trace de spectres sanguinaires et méchants dans Fantômes : Raina Telgemeier propose plutôt de se reconnecter à la vie en passant par la célébration de la mort. Pour ce faire, la bédéiste américaine met en scène deux sœurs, dont la plus jeune est atteinte de fibrose kystique : alors qu’elles déménagent à Bahía de la Luna, ville réputée pour son air salin, mais également pour l’ouverture de ses habitants envers leurs défunts, une grande aventure réunira les deux jeunes filles, culminant avec les grandes célébrations du Día de los Muertos. Tendez l’oreille, dans Fantômes, le souffle de vie n’est pas bien loin…

« La fiction ne me vient pas facilement, et la magie m’est d’autant plus étrangère. Mais en tête me revenaient toujours les mêmes images : des squelettes qui dansent, des fantômes et une ville de bord de mer qui donne la chair de poule », répond Raina Telgemeier, lorsqu’on la questionne sur cette intrusion du réalisme magique dans son œuvre, jusqu’alors composée de projets hautement réalistes. En effet, la bédéiste de 39 ans a débuté sa carrière en adaptant les populaires romans du « Club des Baby-Sitters » en BD avant de se lancer dans ses propres projets, soit Souris!, Sœurs et Drame, des œuvres plus personnelles, inspirées de son adolescence.

Bien que le cadre de Fantômes soit des plus réalistes – une petite ville balnéaire comme il en existe tant d’autres –, des éléments irrationnels interviennent dans le récit : si Maya, la plus jeune des sœurs, est emballée par ces histoires de fantômes qui hantent la ville, Catrina, elle, en est terrifiée et préfère se réfugier dans le déni. La cadette convainc néanmoins Catrina de partir à la recherche des prétendus fantômes de la ville. Le doute semé dans leur esprit quant à leur existence sera levé lorsque, en fin de récit, elles ont la joie de participer à cette journée bien spéciale du Día de los Muertos. « Bahía de la Luna est une ville fictive inspirée par une poignée de vraies villes sur la côte du nord de la Californie, près d’où j’ai grandi. Dans mon histoire, ce lieu est un personnage au même titre que le peuple et les fantômes qui y vivent! La célébration que je décris du Día de los Muertos a été inspirée par celle de San Francisco (ma ville natale), mais elle est commémorée partout différemment. Certaines villes la célèbrent le 1er novembre; d’autres le 2 novembre. Des célébrations ont alors lieu dans des parcs ou des cimetières. Il y a parfois des défilés et des représentations officielles, ailleurs des célébrations plus individuelles. Le fil conducteur est toujours le même : reconnaître et célébrer les êtres chers que nous avons perdus », nous explique celle qui rend le tout en images grâce à des dessins très colorés de personnages amicaux et expressifs.

Accepter la vie autant que la mort
Maya porte un regard bien différent de celui de sa sœur sur le monde des fantômes : elle en est curieuse, absolument pas apeurée et souhaite ardemment en rencontrer. Peut-être est-ce en raison de sa maladie, la fibrose kystique, qui l’oblige à porter un regard direct sur la mort, regard que bien des gens remettent à plus tard? Quoi qu’il en soit, sa façon d’appréhender ce qui s’en vient confronte sa grande sœur dans son désir de tout faire pour garder Maya les pieds sur terre, au sens propre comme au figuré. C’est avec un doigté exceptionnel et une intelligente douceur que Raina Telgemeier aborde la maladie et ses répercussions. En usant du thème principal du souffle, elle enlace habilement toutes les sphères de son histoire : il y a d’abord les fantômes qui ne respirent pas et les gens de Bahía de la Luna qui respirent la vie à leur façon; mais également Catrina qui souffre d’anxiété et qui oublie alors de respirer lorsqu’elle a peur, de même que la grave maladie pulmonaire dont souffre Maya. « Plus j’écrivais et réécrivais le scénario, plus les thèmes sont devenus forts et mieux ils ont commencé à s’intégrer dans un ensemble cohérent », explique celle qui relève le défi d’unification avec brio.

La religion n’étant pas très présente durant l’enfance de la bédéiste, cette dernière avoue avoir été laissée seule face à ses propres questionnements et conclusions sur la mort. « Mais comme nous ferons tous un jour face à la mort, je souhaitais aborder le sujet avec mes lecteurs de façon accessible et amicale. Si personne ne connaît les réponses, les histoires nous donnent assurément un moyen de réfléchir sur l’intangible. » Et ses lecteurs, Raina Telgemeier en prend grand soin. « Ils sont à l’âge où ils apprennent et comprennent un grand nombre de concepts pour la première fois, et mes histoires peuvent alors devenir un moyen pour eux d’ouvrir des dialogues. »

Photo : © Marion Vitus
Illustrations : © Extraits de Fantômes de Raina Telgemeier, Scholastic, 2016

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