Marc-Antoine Mathieu : Funambule de l’absurde

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En 1990 paraissait une bande dessinée peu banale, intitulée de façon aussi simple qu'énigmatique L'Origine, qui relatait comment un fonctionnaire nommé Acquefacques en vient à prendre conscience qu'il n'est qu'un personnage de bande dessinée au destin déjà écrit par un créateur tout-puissant. Onde de choc chez les bédéphiles : mais qui est donc ce Marc-Antoine Mathieu qui chamboule si brillamment les codes de la BD ? Avec en poche l'Al-phart Coup de coeur du Festival d'Angoulême, il présente l'année suivante un nouveau titre, surmonté de cette mention : « Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves ». L'Origine aura donc été... à l'origine d'une série, dont le cinquième album vient de paraître.

Chaque fois, le même univers kafkaïen (la parenté avec Kafka va au-delà du palindrome Acquefacques), la même ville surpeuplée, la même société oppressante, les mêmes échappées oniriques, le même absurde, le même noir et blanc tranchant et implacable, le même génie ludique dans l’exploration du langage de la BD. Mises en abyme, insertion de photos, « anti-case », jeux de perspective, acrobaties temporelles : autant de trouvailles formelles qui allègent le récit tout en donnant à réfléchir sur le médium. Sur ce plan, s’il avoue être redevable à McCay et Fred, c’est surtout dans l’oeuvre de Masse que Mathieu dit avoir puisé son inspiration.

En 2000, délaissant Julius et l’humour qui teinte sa série, Marc-Antoine Mathieu publie un récit d’anticipation, Mémoire morte, sombre allégorie sur le contrôle des masses, les communications, le langage. Puis vient Le Dessin, qui suscite un enchantement comparable à celui qu’avait engendré L’Origine. L’auteur se renouvelle totalement avec cette oeuvre singulière, inspirée, sereine, qui s’adresse moins à l’intellect qu’à l’âme, pour nous parler d’art et d’amitié. Faut-il voir dans Le Dessin un récit plus personnel ? « Non, assure le bédéiste, il est simplement sur un autre registre, plus ancré dans le réel, plus émotif. »

Par ailleurs graphiste et scénographe, Mathieu s’était éloigné du 9e art ces dernières années, avant de renouer tout naturellement avec Acquefacques, « comme si on s’était quittés la veille ». Ensemble, ils nous entraînent dans La 2,333e dimension, à la recherche d’un point de fuite perdu aux confins du cosmos de la BD. Le délire. Encore et toujours, Julius, comme les personnages centraux de Mémoire morte et du Dessin, cherche à comprendre. Cette quête de sens tisse un fil conducteur dans l’œuvre de Mathieu, qui refuse toutefois d’y voir un thème : « Un thème est pensé en amont puis développé ; ce n’est pas le cas dans mes histoires. Avec Julius, les interrogations philosophiques débouchent sur l’absurde à la manière d’un running gag, d’un ressort narratif plus que d’un thème. Les questions existentielles que Beckett pose dans ses pièces n’auront aucune réponse, et c’est parce que le spectateur le sait que naît l’absurdité. »

C’est de l’absurde, du surréalisme, de Borges et des autres auteurs cités plus tôt que se nourrit l’œuvre de Marc-Antoine Mathieu. Œuvre encore méconnue, sans doute à cause de certaines caractéristiques propres à détourner les lecteurs pantouflards : absence de couleur, de femmes et d’enfants dans un univers cérébral, carré ; climat qui peut paraître lourd, noir ; antihéros au visage inexpressif… « Il s’agit d’un masque, précise l’auteur, d’un logotype plus que de la représentation d’une psychologie. Ainsi, le lecteur s’identifie moins au protagoniste et rentre davantage dans le concept et le climat de l’album. » Selon Mathieu, cette absence d’expressivité comme le choix du noir et blanc optimisent le pouvoir de suggestion. Un dessin simplifié, schématisé, se rapproche du signe et peut ainsi « faire naître dans l’imaginaire du lecteur des choses qui en fait ne sont que dans l’ellipse et la narration. Si j’en avais l’énergie, je pousserais mon dessin plus loin pour l’amener à une forme d’écriture graphique. Quand on lit un texte, on ne s’attarde pas à considérer que  » tiens, le r est bien dessiné « . On va plutôt, comme chez Hergé ou Spiegelman, à l’essentiel : le récit. »

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