La savoureuse colère de Julie Rocheleau

6
Publicité

On a pu apprécier son coup de crayon dans La fille invisible, touchante histoire sur l’anorexie publiée par Glénat Québec, qui a d’ailleurs remporté le prix Réal-Fillion (décerné au meilleur premier album) en 2011. Aujourd’hui, c’est avec un réel plaisir qu’on la retrouve dans une toute nouvelle série intitulée « La colère de Fantômas », chez Dargaud. Avec son scénariste, l’écrivain français Olivier Bocquet (Turpitudes), la Québécoise Julie Rocheleau redonne vie au célèbre prince de l’effroi avec brio.

Fantômas fait davantage partie de la mythologie française que québécoise, mais certains se souviendront peut-être quand même des romans-feuilletons des années 1910, écrits par Pierre Souvestre et Marcel Allain, ou encore des films des années 1960 dans lesquels jouait Louis de Funès. Maître incontesté du crime, Fantômas a ainsi marqué l’imaginaire de plusieurs générations de lecteurs et de téléspectateurs européens. Or, quand on est québécoise et qu’on a la jeune trentaine comme Julie Rocheleau, l’homme masqué n’évoque tout au plus qu’une figure maléfique un peu vieillotte. À tel point que, lorsque Dargaud lui propose de dessiner le personnage revisité cette fois par Olivier Bocquet, Julie a des doutes. « L’œuvre a été reprise tant de fois, à tant de sauces. Pourquoi un nouveau Fantômas? », se demande alors la dessinatrice avec raison, puisqu’on compte une dizaine d’adaptations, en bande dessinée seulement. « Ça aurait pu donner quelque chose de franchement ringard », explique la dessinatrice qui craignait par-dessus tout qu’on lui demande « un truc “à la manière de…” »

Julie Rocheleau avoue avoir été également surprise que l’éditeur européen l’approche pour ce projet. « Pourquoi vouloir qu’une petite Québécoise – qui n’a pas dessiné d’autres BD dans sa vie qu’une histoire pour adolescentes sur l’anorexie – mette en image un personnage mythique de la littérature française? Je n’y connaissais rien, ni en BD d’aventures ni en monstres sanguinaires. C’est un drôle de choix. Heureusement, j’ai un certain goût pour le macabre. J’ai donc été mise en contact avec Olivier, et j’ai lu son scénario, et je me suis dit : Mais diantre, pourquoi pas? » Elle ne regrette pas sa décision et elle a bien raison : le résultat de son association avec Olivier Bocquet est des plus savoureux. Alors que les scènes sont empreintes d’une grande violence, le dessin de Julie Rocheleau est nimbé d’une beauté quasi angélique. L’effet est immédiat : on tombe sous le charme de son style audacieux, soutenu par un découpage original et rythmé. Le scénario, lui, est digne des meilleurs romans policiers et on croirait par moment retrouver l’ingénieux et maléfique Lord Blackwood, de Conan Doyle, derrière le personnage créé par Bocquet.

Lorsqu’on demande à la dessinatrice comment « leur » Fantômas se positionne par rapport à celui de l’époque, elle répond : « Ils sont semblables et différents à la fois, j’imagine, tout comme peuvent l’être d’autres personnages qui passent de plume en plume (Superman, Batman, Spirou…). Chaque auteur peut lui donner la couleur qu’il veut, mais l’essence du personnage sera toujours là. C’est comme ça qu’ils arrivent à traverser le temps, qu’ils deviennent des icônes. Ça devient une œuvre collective, en fait. » Elle refuse cependant de consulter les adaptations précédentes avant d’avoir terminé la série chez Dargaud. « J’ai délibérément choisi de ne pas regarder ni lire d’autres versions de Fantômas avant de me lancer dans ce projet. Je me suis renseignée beaucoup sur l’œuvre, le contexte historique, qui et quoi ça a inspiré par la suite, mais je n’ai lu aucune BD ni vu de films qui relatent ces aventures. C’est vrai que j’ai aperçu du coin de l’œil des adaptations qui n’ont pas l’air piquées des vers, et ça donne envie d’aller voir, mais pour me sentir à l’aise avec ce personnage et son univers, il fallait d’abord que je me l’approprie, que j’en fasse “mon” monstre. Autrement, j’aurais eu l’impression de faire du copiage, de voler des choses qui ne sont pas à moi, ou d’être forcée dans un moule. J’ai préféré commencer avec le moins d’influences possible. Plus tard, on verra. »

Un peu de Tarantino dans l’air
Dans une entrevue donnée à la radio française, Olivier Bocquet fait un parallèle entre le Fantômas tel que dessiné par sa collègue et l’univers de Tarantino, soulignant « l’ultra violence graphique qu’on ne peut pas prendre au sérieux. » Est-elle d’accord avec cette description? « Haha! Je ne sais pas, mais c’est une très bonne formule pour Fantômas. Au début du premier tome, ça n’était pas si évident de choisir une direction pour le visuel. Nouvelle collaboration, incertitude, timidité… Puis, au fil des pages, je crois que mon coup de crayon s’est affirmé et, petit à petit, un style s’est imposé, plus dynamique, plus nerveux. Depuis, Olivier me demande de mettre en scène des trucs vraiment plus complexes et bizarres et parfois j’en rajoute encore par-dessus, parce que j’adore ça. C’est comme retomber en enfance, on peut faire n’importe quoi », raconte-t-elle. « Je pense que les prochains tomes vont être beaucoup plus assumés, de plus en plus énergiques. On n’est pas là pour faire dans la demi-mesure. Ça va rebondir dans toutes les directions en même temps et jamais plus personne n’osera nous prendre au sérieux ».

Malgré la distance, la collaboration avec Olivier Bocquet se déroule très bien, avoue-t-elle, soulignant qu’aujourd’hui tout se passe de toute manière par courriel, qu’on soit à Montréal ou à Paris. « Par l’écrit, on prend le temps (en général) de bien articuler ses idées, et ça aide (parfois) à les remettre en question ou à les valider. C’est moins “émotif” que de se parler de vive voix. Il y a moins d’ego en jeu, on n’est pas pressé de répondre dans la seconde. Bref, pour le travail, ça convient très bien et ironiquement, dans ce cas-ci, la distance encourage une bonne communication », explique-t-elle. Malgré tout, elle ne cache pas que l’idée de faire une bande dessinée toute seule lui traverse parfois l’esprit. « Souvent, quand j’étais plus jeune, et encore parfois aujourd’hui, ça peut me passer par la tête. Il me semble que ce serait merveilleux de faire une BD, de A à Z, à moi toute seule, comme une grande. Mais la vérité c’est que j’écris comme une tarte. Je crois que l’univers ne s’en portera pas plus mal si je n’écris jamais, et peut-être vaut-il mieux rester là où on est utile. Ainsi puis-je aider tous ces gens qui écrivent bien, mais dessinent comme des patates. C’est valorisant, ça aussi. »

« Pour ce qui est de mes projets à venir, je ne peux pas en dire des masses, mais avec Normand Grégoire, scénariste résidant en Outaouais, on travaille sur une série historique en trois tomes sur le début des “vues animées” en Amérique du Nord, ainsi que sur l’adaptation d’un roman québécois bien connu. Surtout, on croise nos doigts. » Oui, on croise les doigts.

Publicité